Les 48 clichés dont la juxtaposition anime Guillaume Apollinaire et André Rouveyre forment un objet étrange, amusant et unique, le flip book, ou « feuilletoscope », « folioscope », ou encore « kinéographe ». C’est au hasard de leur passage devant le laboratoire parisien de la firme Biofix, 23 boulevard Poissonnière, alors qu’ils se rendaient dans les locaux du journal Comoedia, situés au 27, que l’on doit le miracle d’une telle animation. André Rouveyre fera le récit de cette idée germée, simultanément, dans l’esprit des deux amis, le 1er août 1914 :
Nos regards se portèrent ensemble sur un éventaire improvisé dans un petit magasin sans locataire, et la même idée nous vint : nous allions nous quitter dans une sévère circonstance… peut-être serait-il plaisant de faire prendre ainsi une telle image animée de nous deux…
Nous entrâmes et, le prix réglé, on nous fit pénétrer dans une sorte de guérite en planches recouvertes moitié cartonnage argenté, moitié zinc, avec le fond derrière nous, en tôle ondulée, où nous avions à peine la place de bouger, serrés l'un contre l'autre, emboîtés étroitement ; à douter, dans la chaleur, si on y pourrait respirer… Déjà tout cela nous amusait et nous disposait bien. En face, l'appareil braqué, massif et bas sur pattes avec son gros objectif. À gauche, dirigé droit sur nous, tout près, un cornet de carton peint en clair nous envoyait une lumière de lampe assez vive. Nous regardions curieusement notre réduit étrange, mais qui n'était tout de même pas pour nous électrocuter, innocents que nous étions lui et moi, quand une voix nous dit : « Ça commence » et toc, un déclic, et puis tout un trimbalement, un déglinguage mécanique à l'intérieur de l'appareil [..], qui faisaient tout trembloter de notre échafaud, tandis que, au même temps, on nous avait lancé une lumière plus blanche et plus crue.
D'abord saisis – mais ce n'était plus le moment de fuir –, vite nous allions comprendre qu'il ne fallait pas rester immobiles. J'eus l’à-propos de me tourner vers Apollinaire et de lui dire : « Il faut bouger, dire n'importe quoi, sinon nous allons avoir l'air de deux couillons ! ». Cela le fit rire et, s'agitant, il balbutia quelques mots vagues que je n'entendis pas, et les accompagnant de gestes que l'on voit dans la suite des images. Soudain c'était fini1.
On pourrait presque lire en filigrane de ces derniers mots le « Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ? »2 de Baudelaire, n’était la joie amicale qui jaillit de la magie du mouvement. Singulier objet que ce flip book, qui semble avoir marié le livre et le cinématographe, et par la magie duquel le rire vient à la photographie.
Lorsque, un quart de siècle auparavant, et sous l’œil attentif d’Edmond de Goncourt, Joseph Napoléon Primoli, neveu de la princesse Mathilde, avait expérimenté la pratique nouvelle de l’instantané, il s’était livré, sans en avoir complètement conscience, à un exercice inédit : immortaliser non les corps figés pour l’éternité des grands hommes et des grandes femmes de la Troisième République, mais, pour la première fois peut-être, leurs corps mobiles et les premiers sourires photographiés de la vie artistique et littéraire, ceux de Dumas-fils ou, chose plus étonnante encore, de Maupassant, lui si réfractaire, en apparence, au travail obscène du « miroir qui garde toutes les empreintes » (Jules Janin)3. De la pratique du neveu de la princesse Mathilde résultent des centaines de portraits archivés par la Fondation Primoli, qui demandent à être étudiés de plus près pour mieux saisir l’émergence d’un fait notable : la naissance du mouvement dans le portrait de l’artiste et de l’homme de lettres, de l’instantané aux premières micro-séquences filmées insérées dans les films d’actualité. De l’instantané aux salles obscures, en passant par le flip book, le portrait animé de l’écrivain ou de l’artiste croît et se multiplie.
À la charnière des XIXe et XXe siècles, le passage au cinématographe suscite ainsi une débauche d’inventivité. En novembre 1895, avec Henri Joly, et avant que n’apparaisse le système à griffes des frères Lumière, Charles Pathé dépose le brevet du photozootrope, qui est à l’origine du système de projection stabilisé dit « de la Croix de Malte ». C’est l’un des 129 brevets présentés dans le cadre d’une compétition acharnée. L’année suivante, les sociétés Pathé et Gaumont commencent à conquérir le marché de l’actualité filmée, mais sans que l’expérience soit réellement cadrée : le principe du « journal » ne sera ainsi mis en place qu’à partir de 1909 pour Pathé, puis en 1910 pour le format hebdomadaire de Gaumont Actualités.
Dès lors, les espaces de projection doivent répondre à la double quête de popularisation et de spectacularité. Durant l’Exposition Universelle de 1900 déjà, un écran gigantesque de 300 m2 avait été installé. En 1911, rue Caulaincourt, à Paris, est créé le Gaumont-Palace, une salle de plus de 5000 places. L’année suivante, Paris compte 190 salles de projection qui permettent, pour le tarif d’une baraque de foire (soit 50 centimes) d’assister à la projection des « Actualités ». Avec ses 6500 employés, ses cinq studios parisiens, la location lucrative de ses films et l’élaboration technique de ses machines, Charles Pathé tente de s’exporter sur le marché américain. Ainsi se déploie la macroéconomie cinématographique, dans le contexte fortement concurrentiel qu’on imagine et qui, en 1920, verra apparaître la société L’Éclair-journal, une branche de la Société Industrielle Cinématographique Éclair (SICE) spécialisée dans l’actualité filmée. Pourtant Charles Pathé et Léon Gaumont rencontrent quelques problèmes techniques, qu’il s’agisse du délai de diffusion des images, qui peut marquer entre 8 et 15 jours de décalage avec l’événement, ou bien du montage, qui relève moins d’une organisation hiérarchisée que de l’empilement de séquences hétérogènes, parmi lesquelles les portraits filmés.
Le traitement de « l’actualité » n’en a pas moins quitté le mode étrange et compensatoire de la reconstitution, avec le caractère plus artificiel et différé qu’un tel dispositif implique. Georges Méliès fut l’un des artisans de cet art, qu’il ait entrepris de « rejouer » l’affaire Dreyfus, en 18994, ou le couronnement d’Édouard VII5, en 1902, avec un garçon de lavoir dans le rôle-titre, ainsi qu’une blanchisseuse dans celui de la reine. C’est donc dans le cadre de ces modalités nouvelles et sensationnelles de l’archivage du vivant, de cette tension décuplée vers le rêve de l’information immédiate auquel le travail de Charles Pathé veut « donner corps », que le portrait « mute ». Désormais, il s’agit de placer sous les yeux du spectateur, au plus près dans l’espace et dans le temps, les « vrais » corps, les « vrais » faits, et d’élaborer par là même les conditions d’une illusion : la disparition de l’artefact.
Le cinémascope, dont l’instabilité intrinsèque porte l’idéal de la correction continue, devient ainsi l’horizon de l’information, même écrite : on songe, par exemple, aux représentations chronophotographiques du quotidien Excelsior de Pierre Lafitte. Même la « marque » Pathé s’offre, curieusement, le complément d’un journal imprimé, le Pathé Journal créé en novembre 1912, avec pour rédacteur en chef Armand Verhylle. La présentation du premier numéro (1er novembre 1912) explicite plusieurs visées : la popularisation à coût modique (5 centimes) ; l’archivage et la fixation de ce qui, sur l’écran, est trop fugace ; la promotion, plutôt que du commentaire, du journalisme d’information impartial et « brut »; la saisie de l’acmé des faits pétrifiés « au moment le plus sensationnel de leur évolution », via ce qui relève moins de la photographie que de l’image arrêtée, forme quintessenciée, ou pour ainsi dire crête de l’événement. Dès lors, un problème statutaire se pose, qui concerne la valeur ajoutée de l’opérateur, photographe ou tourneur de manivelle, relativement au sujet « brut », cet écrivain miraculeux dont le corps animé porte en lui, intrinsèquement et potentiellement, toute la charge émotionnelle requise. Semblant directement mise en rapport avec son adorateur, l’idole, relevant de « l’être-là » et non plus du « ça-a-été » barthésien ne parait pas même « médiée ». C’est ainsi que le procès de la platitude s’inverse en miracle d’une apparition, mais « muette », le bruit de la parole ne venant pas encore achever de briser le mystère.
Concernant les premières images cinématographiques de nos grands écrivains ou artistes, portraits mobiles, fugitifs et fascinants, on se rappelle l’exhumation récente d’un Proust descendant, en 1904, et à pas pressés, rythme de la projection aidant6, les marches de l’église de la Madeleine, lors du mariage d’Armand de Guiche et d’Elaine Greffuhle. Durant le colloque consacré, en novembre 2017, au centenaire de la mort de Judith Gautier7, c’est une séquence de 10 secondes, trouvée dans les Archives Pathé-Gaumont, qu’on a pu voir. Elle montre une Judith Gautier troublée par des intrus curieusement équipés, des caméramen qui entreprennent de filmer8, en 1910, la première femme à avoir été élue membre de l’Académie Goncourt. Judith Gautier, baignant dans la lumière du balcon de l’appartement de la rue de Washington, semble embarrassée, ne sachant que dire, ni comment se comporter. Si les portraits cinématographiques d’Anatole France et d’Octave Mirbeau tirés de Ceux de chez nous (1915), série orchestrée par Sacha Guitry, sont plus connus, bien d’autres sans doute, confidentiels ou ignorés comme celui de Judith Gautier, attendent qu’on les exhume et qu’on les regarde de plus près.
C’est sur ce point de bascule situé entre les premiers instantanés à l’ère du « Kodak » et le surgissement de la parole et de la séquence longue, que ce dossier tente donc de braquer son objectif, avec le concours de spécialistes de la photographie, du portrait, et des premiers pas du cinéma. Il est plus particulièrement issu du colloque international organisé, les 2 et 3 décembre 2021, par le centre « Textes et Cultures » (UR4028) de l’Université d’Artois. Un tel chantier, le premier du genre, sans doute, est aussi passionnant qu’intimidant dans la diversité des tâches et des compétences qu’il est censé mettre en œuvre. En effet, il implique non seulement l’exploration d’archives photographiques et filmiques peu fréquentées par les spécialistes du portrait d’écrivain ou d’artiste, mais également la prise en compte des conditions matérielles et sociales de leur genèse, de leur réalisation et de leur circulation. Par ailleurs il confronte l’observateur à l’esthétique étrange de figurations nouvelles, que l’esquisse ou l’expression du mouvement rendent à la fois fantomatiques et spontanées. Enfin il le pousse à interroger la fonction des nouveaux régimes de représentation de l’artiste ou de l’écrivain en mouvement dans la médiatisation de la vie artistique et littéraire : dans le grand basculement qui fait passer du régime de l’édification photographique, celui des portraits codifiés et figés du XIXe siècle finissant, encore marqués par le modèle pictural, à celui du mouvement, du vivant, de la parole au bord des lèvres, il semble que l’événementialisation croissante des corps, des comportements, des sociabilités artistiques et littéraires se fasse au détriment du texte, c’est-à-dire au détriment de la littérature stricto sensu, qui menace de n’être plus que péri-événementielle. L’événement devient un visage, un corps, une posture, un mouvement.
Pour insolite que soit le fondu-enchaîné historique qui fait passer du portrait photographique au portrait filmé, et pour « inattendus » qu’en paraissent les objets, les contributions proposées dans ce dossier n’en bénéficient pas moins de l’apport de précieux travaux consacrés, ces dernières années, à la photolittérature, au portrait, plus généralement, ainsi qu’au photoportrait, plus particulièrement. On songe, pour la photolittérature, aux recherches de Paul Edwards9, Jean-Pierre Montier10, Philippe Ortel11, ainsi qu’à deux actes de colloques consacrés au portrait photographique d’écrivain12, sans oublier les travaux importants consacrés aux dialogues entre littérature et image par quelques vingtiémistes tels que Danièle Méaux13, Magali Nachtergaël14 ou Anne Reverseau15. L’historien de la photographie et de l’instantané André Gunthert a quant à lui consacré d’intéressantes études aux systèmes visuels qui régissent la culture photographique et ses usages sociaux, interrogeant notamment le mystère du sourire photographique16. Adeline Wrona17 a permis d’expliciter les rapports entre histoire du portrait et matrice médiatique, Marion Brun et Marie-Clémence Régnier ayant, en 2019, et dans le cadre scientifique du laboratoire « Textes et Cultures », consacré une journée d’études à la question des « portraits et autoportraits des écrivains sur écrans »18. Les recherches sur le portrait littéraire ou / et peint ne sont pas non plus en reste, notamment grâce aux ouvrages et chantiers scientifiques que Fabienne Bercegol leur consacre depuis quelques années19.
On voit ainsi qu’à l’heure de l’influence de l’histoire culturelle, la recherche littéraire ne cesse de rétablir les liens qui rattachent la création littéraire au monde et l’inscrivent dans une compréhension plus complète de la notion de « culture » (médiatique, politique, scientifique, sociale…). Depuis quelques années la recherche littéraire française ose davantage penser, ou tout au moins assumer de penser ses objets comme des lieux osmotiques, des tissus composites, à la fois producteurs et produits, jusqu’à l’indistinction, de ce qu’on appelle la « culture » dans son sens le plus large. Cette approche ne doit pourtant pas la dispenser d’une certaine humilité, et de l’appoint nécessaire d’authentiques spécialistes, en l’occurrence des spécialistes du cinéma et plus généralement des arts visuels : on songe notamment à Livio Belloi20, Patrick Désile21, Mélissa Gignac22, Laurent Guido23, Laurent Le Forestier24 ou Jean-Pierre Sirois-Trahan25, parmi d’autres, dont Carole Aurouet qui, quant à elle, parle davantage « depuis » la littérature.
Au fond « la » littérature ne peut être, intrinsèquement, voire à son corps défendant, que transdisciplinaire, et liée aux mécanismes de la production, ce qui n’exclut pas de prendre en considération les utopies de ses objets, et jusqu’aux plus apparemment et « défensivement » hermétiques d’entre eux dans leur tension vers la création élitiste, autotélique et insulaire. Toute image mentale du texte engage un entrelacement de rapports entre des objets et des acteurs que la culture traverse de part en part ; entre le texte et l’intertexte, entre l’auteur et les acteurs du « champ » littéraire, entre l’auteur et l’image qu’il se fait de son lecteur, entre le lecteur « lui-même » et l’image de l’auteur dont la projection, étendue sur le texte, en détermine pour partie le mode de réception. La complexité d’une telle phénoménologie fait apparaître conjointement la nécessité et les limites de la pluridisciplinarité, qui tend à diviser des fils dont la considération distincte risque de défaire la structure globale de cet écheveau mental qu’est l’image d’un auteur.
En se concentrant d’abord sur le tournant des années 1880, Dominique Massonnaud rappelle la généalogie de la saisie du mouvement dont le rêve ancien rencontre de nouvelles possibilités techniques. Elle met également en évidence les mécanismes mémoriels à l’œuvre dans ce qui ne saurait se limiter, en particulier en plein développement de la pensée bergsonienne, à une restitution linéaire et documentée du temps. Il n’est d’ailleurs pas anodin que de tels enjeux puissent être perceptibles dans les expériences de photographes amateurs tels que Primoli, Martial Caillebotte et Natanson. C’est sur l’œuvre du comte Giuseppe Primoli (1851-1927) que l’étude de Philippe Ortel se concentre plus particulièrement pour examiner l’impact des premiers instantanés des écrivains sur leur réception : l’un des paradoxes de l’abondante production de ce neveu de la princesse Mathilde, dit « Gégé » pour les intimes, est en effet d’associer l’apparente banalité de la saisie du familier, et l’aristocratie de ses « sujets ». La quadruple grille de lecture, biographique, mondaine, médiatique, esthétique, de cet étonnant et abondant corpus, permet ainsi de saisir les mécanismes d’un autre paradoxe : le caractère opératoire de telles images pourtant confidentielles dans la construction des représentations culturelles. La comparaison entre cette iconographie privée et spontanée proposée par le comte Primoli, et celle qui du portrait reproduit dans la presse à la carte postale fait feu de tout support, permet de mettre en évidence les ressorts d’un nouveau mode de starisation. À cet égard le cas des portraits de Réjane (1856-1920) explorés par l’article de Marie-Astrid Charlier est édifiant. À travers les figures fixées par l’appareil parfois indiscret, souvent joueur de Primoli, c’est bien un monde proustien qu’il nous est donné d’apercevoir, et qui explique la fascination exercée par la séquence filmée représentant l’auteur de la Recherche, comme si le cinématographe, objet d’une relative méfiance de la part de l’écrivain, permettait, bizarrement, de retrouver le temps perdu. Revenant sur ces images de 1904 qu’il a exhumées, Jean-Pierre Sirois-Trahan tâche de saisir les coulisses du « buzz » médiatique ainsi suscité, ou l’origine de cette magie dont Patrick Désile, interrogeant la généalogie des figures de l’animation de l’écrivain, et les raisons que nous avons de le regarder, unit quelques procédés anciens, antérieurs à la photographie, aux expérimentations les plus contemporaines, comme le cinématon de Gérard Courant, dont les archives mêlent des personnalités appartenant à des plans divers de la scène culturelle. De fait, quelle autre histoire littéraire cette nouvelle scène médiatique proposée par les images filmées produit-elle ? En quoi en modifie-t-elle la hiérarchie, jusqu’à, peut-être, en inverser les plans (les derniers devenant les premiers, ou réciproquement) ? C’est la question que se pose Marion Brun lorsqu’elle sonde les archives cinématographiques d'actualité qui, entre 1910 et 1922, portent des figures d’écrivain à l’écran, au gré des rebondissements événementiels, avec tous les bouleversements de perspectives que ce fait peut induire. Mais la mise à l’honneur de l’écrivain ou de l’artiste (acteur, peintre, sculpteur…), mineur ou majeur, ne doit pas faire oublier d’autres catégories plus négligées. Mélissa Gignac se penche ainsi sur un paradoxe troublant : la longue absence des metteurs en scène dans les portraits cinématographiques, de telle sorte que les serviteurs de la célébrité en sembleraient exclus si leur présence marginale ne subissait quelques mutations révélatrices : représenter, de telle ou telle façon, ou ne pas représenter telle ou telle catégorie, c’est révéler son statut, et c’est bien, en l’occurrence, ce qui explique l’évolution de la façon dont le metteur en scène se trouve (a)perçu. Si le visage et le corps du metteur en scène ne sont que tardivement apparus, ceux de Dornac, grand photoportraitiste de la série Nos Contemporains chez eux, ne sont pas connus. Et pourtant, nul plus que lui, entre 1887 et 1917 en particulier, n’a organisé le discours des objets qu’il a mis en scène pour mieux les charger de sens, et délivrer une sorte de portrait métonymique au sein duquel le corps de l’écrivain se trouve parfois comme perdu, ou dissous. Marta Caraion et Martine Lavaud ont ainsi entrepris de décoder ce « discours des objets » complexe, d’y repérer les indices d’une traçabilité, et ce jusque dans les aventures visuelles des portraits filmés des Archives Pathé. Car le rapport aux objets est une donnée comportementale pleinement opératoire dans le portrait, et dont la persistance justifie l’ouverture finale du dossier sur une série de portraits filmés contemporains : les 3180 cinématons – chiffre provisoire de ce qui ne cesse de croître – dont Gérard Courant a pleinement exploité une formule aux mille et une variantes, marquent cette diversité des rapports aux objets, tantôt absents, plus rarement invasifs, comme dans le cas de Noël Godin26, entarteur distingué se débattant grotesquement, et délibérément, avec quelques ustensiles rebelles, à moins que le problème ne réside, plutôt, dans le sujet, décidément fâché avec la vie matérielle.
Devant la caméra de Gérard Courant, et dans un cinématon muet – comme il se doit – le cinéaste Boris Lehman dissimule son visage derrière ses textes, panneaux dans lesquels le lecteur – spectateur est invité à tomber.
Gérard Courant, cinématon de Boris Lehman (3 images arrêtées),
Paris, le 13 février 1985, à 13h.
https://www.youtube.com/watch?v=2bP0nVInUuY
Afin d’éclairer un peu le mystère des portraits fugitifs, laissons à présent, en préambule de leurs textes, la parole aux visages27 des conférenciers.
Gérard Courant,
Cinématon de Dominique Massonnaud (photogramme),
Arras, le 3 décembre 2021, 16h15.
https://www.youtube.com/watch?v=pWEAxS4mt6g
Philippe Ortel, autoportrait (2023).
Marie-Astrid Charlier, au premier plan (2023), et Réjane, au second.
Gérard Courant,
Cinématon de Patrick Désile (photogramme),
Arras, le 2 décembre 2021, à 15h32.
https://www.youtube.com/watch?v=n-qWsXMsJ10&t=24s
Gérard Courant, cinématon de Marion Brun (photogramme),
Arras, le 3 décembre 2021, à 11h40.
https://www.youtube.com/watch?v=tkTVVKTEgHM&t=48s
Gérard Courant, cinématon de Mélissa Gignac (photogramme),
Arras, le 3 décembre 2022, 14h22.
https://www.youtube.com/watch?v=vG-5I7S3VKs&t=96s
Gérard Courant, cinématon de Marta Caraion (photogramme),
Arras, le 3 décembre 2022, à 16h02.
https://www.youtube.com/watch?v=6IRKBB9wHGk
Gérard Courant, cinématon de Martine Lavaud (photogramme),
Montreuil-sous-Bois, le 7 octobre 2021, 17h.
https://www.youtube.com/watch?v=4JF6-2W_j4g&t=35s
Jean-Pierre Sirois-Trahan en conférence « Zoom » depuis le Québec,
le 2 décembre 2021 (capture d’écran).
Cinématon (n°3000) de Gérard Courant,
4 décembre 2017 (photogramme).
Image de couverture : Guillaume Apollinaire et André Rouveyre en 1914.
[1] Apollinaire enregistré et filmé en 1914, présenté par Michel Decaudin et André Rouveyre (texte de 1944), éd. André Dimanche, 1992, p. 18.
[2] « J'étais comme l'enfant avide du spectacle,/Haïssant le rideau comme on hait un obstacle.../Enfin la vérité froide se révéla ://J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore/M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?/La toile était levée et j’attendais encore. (Charles BAUDELAIRE, « Le Rêve d’un curieux », dédié à « F.N. » (Félix Nadar), Revue contemporaine, 15 mai 1860 ; Les Fleurs du mal, « La Mort », CXXV, Poulet-Malassis et De Broise, 1861).
[3] « Le Daguerotype est destiné à reproduire les beaux aspects de la nature et de l’art, à peu près comme l’imprimerie reproduit les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. C’est une gravure à la portée de tous et de chacun ; c’est un crayon obéissant comme la pensée ; c’est un miroir qui garde toutes les empreintes ; c’est la mémoire fidèle de tous les monuments, de tous les paysages de l’univers ; c’est la reproduction incessante, spontanée, infatigable, des cent mille chefs-d’œuvre que le temps a renversés ou construits sur la surface du globe. » (Jules JANIN, « Le Daguerotype » [sic], L’Artiste. Journal de Littérature et des Beaux-Arts, 2e série, tome II, 11e livraison [1839], Genève, Slatkine Reprints, 1978, p. 147.)
[4] Georges MÉLIÈS, L’Affaire Dreyfus (1899), https://www.youtube.com/watch?v=7tamfo2Zw28.
[5] Georges MÉLIÈS, Le Couronnement d’Edouard VII (1902), https://www.youtube.com/watch?v=wyF6sTIZ4b4.
[6] Jean-Pierre Sirois-Trahan a ainsi expliqué que la projection à 24 images / seconde, quand le tournage en a utilisé 18, produit un effet d’accélération (voir la transcription de sa conférence incluse dans ce dossier).
[7] Judith Gautier, actes du colloque de Sorbonne Université, Yvan DANIEL et Martine LAVAUD (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020.
[8] Voir, sur le site des archives Pathé-Gaumont, le document PERS G4 1094 : https://gparchives.com/index.php?urlaction=docListe#bloc_form_recherche.
[9] Paul EDWARDS, Soleil noir. Photographie et littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
[10] Jean-Pierre MONTIER (dir.), Transactions photolittéraires, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2015.
[11] Philippe ORTEL, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon Photo », 2002.
[12] Jean-Pierre BERTRAND, Pascal DURAND, Martine LAVAUD (dir.), Le Portrait photographique d’écrivain, dans CONtEXTES, n°14, 2014 (https://doi.org/10.4000/contextes.5904); David MARTENS, Jean-Pierre MONTIER, Anne REVERSEAU (dir.), L'Écrivain vu par la photographie. Formes, usages, enjeux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
[13] Danièle MÉAUX et Jean-Bernard VRAY (dir.), Traces photographiques, traces autobiographiques, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, « CIEREC-Travaux », 114, 2004 ; Liliane LOUVEL, Danièle MÉAUX, Jean-Pierre MONTIER, Philippe ORTEL (dir.), Littérature & photographie, Rennes, Presses de l’Université de Rennes, 2008.
[14] Magali NACHTERGAEL, Les Mythologies individuelles. Récit de soi et photographie au XXe siècle, Amsterdam/New York, Rodopi, coll. « Faux titre », 2012.
[15] David MARTENS et Anne REVERSEAU (dir.), « Figurations de l’écrivain en images / Figurations of the writer in image », Image & Narrative, vol. 13, n° 4, 2012.
[16] Lire notamment André GUNTHERT, « Un sourire de classe. Le portrait photographique et la culture de l’expressivité », dans Transbordeur. Photographie, histoire, société, n° 6, février 2022, p. 136-149.
[17] Adeline WRONA, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann, 2012.
[18] Voir les actes de cette journée du 20 juin 2019 sur le site Fabula : https://www.fabula.org/colloques/sommaire6573.php.
[19] Julie ANSELMINI et Fabienne BERCEGOL, Portraits dans la littérature, de Gustave Flaubert à Marcel Proust, Paris, Classiques Garnier, « Colloques de Cerisy », 2018 ; Fabienne BERCEGOL, Usages du portrait littéraire. Faire voir, révéler, émouvoir, Paris, Hermann, 2023 ; voir également la série de colloques, journées, séminaires, (co)organisés par Fabienne BERCEGOL sur le portrait, notamment le séminaire intersites trimestriel « Portrait de l'histoire au XIXe siècle », UT2J, Université de Perpignan, Université Montpellier III, 2018-2021 ; avec Philippe RAGEL, « Le portrait peint au cinéma », colloque international, UT2J, 21-23 juin 2021 ; avec Estelle GALBOIS, « Les enjeux mémoriels du portrait », journée d’étude, UT2J, 13 octobre 2021 ; avec Marie BLAISE, Magali CHARREIRE, Marine LE BAIL, Nathalie SOLOMON, Sylvie TRIAIRE, « Portraits en temps de crise », colloque international, Montpellier, 16, 17 et 18 mars 2022 ; à venir, avec Frédéric SOUNAC, « Le portrait musical », Université Toulouse-Jean Jaurès, 19-20 octobre 2023.
[20] Livio BELLOI, « Une esthétique de l'immersion », dans Dominique PAÏNI, Paul PERRIN, Marie ROBERT (dir.), Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France (1833-1907), Paris, Éd. Musées d'Orsay et de l’Orangerie / RMN, 2021, p. 122-125.
[21] Patrick DÉSILE, « Spectacles des corps et premier cinéma », Arts et Savoirs [Online], 16 | 2021. URL: http://journals.openedition.org/aes/4339 ; DOI: https://doi.org/10.4000/aes.4339.
[22] Mélissa GIGNAC, « Avec quels mots décrire le cinéma des années 1910 ? », dans Diane ARNAUD & Dork ZABUNYAN (dir.), Les Images et les mots. Décrire le cinéma, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 2014, p. 75-84.
[23] Laurent GUIDO, L’Âge du Rythme. Cinéma, musicalité et culture du corps dans les années 1900-1930, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2014 (2e édition).
[24] Laurent LE FORESTIER, Aux sources de l’industrie du cinéma. Le modèle Pathé (1905-1908), Paris, L’Harmattan, 2006.
[25] Sophie-Jan ARRIEN et Jean-Pierre SIROIS-TRAHAN, Le Montage des identités, Québec, PUL, coll. « Kairos », 2008.
[27] Comme on le verra, quelques conférenciers ont été inexorablement cinématonés pendant le colloque. Nous ajoutons un lien avec le cinématon de Pascal DURAND (cinématon fait à Arras, le 3 décembre 2021, à 11h13), que nous remercions de sa présence, tout comme nous remercions Livio BELLOI des échanges fructueux qu’il a pu favoriser. Voir https://www.youtube.com/watch?v=IZIkdbz87Lo.
Résumé
Le passage des photo-portraits codifiés, édifiants et statiques des écrivains et des artistes à l’ère du mouvement est marqué par l’événementialisation croissante des corps, des comportements, des sociabilités. Issu du colloque international organisé les 2 et 3 décembre 2021 par le centre « Textes et Cultures » de l’Université d’Artois, ce dossier braque son objectif sur une mutation médiatique qui bouleverse l’art du portrait : l’émergence, avant le cinéma sonore, de la spontanéité et de la « vie » dans la capture instantanée et les micro-séquences des films d’actualité.
Abstract
The transition from the codified, edifying and static photo-portraits of writers and artists to the age of movement is marked by the growing mediatization of bodies, behaviors and sociabilities. This articles, which are taken from an international colloquium organized on December 2 and 3, 2021 by the “Textes et Cultures" research center (Université d'Artois), focus on a media mutation that is overturning the art of portraiture: the emergence, before sound cinema, of spontaneity and "life" in the instant photographs and in the first newsreels.
Martine LAVAUD
Université d’Artois, « Textes et Cultures », UR 4028
ARRIEN, Sophie Jan, et SIROIS-TRAHAN, Jean-Pierre, Le Montage des identités, Québec, PUL, coll. « Kairos », 2008.
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