En se penchant sur la question des relations entre patrimoine et spectacle vivant, on s’aperçoit assez rapidement que leurs endroits de dialogue sont multiples. Les lieux de patrimoine sont par exemple support d’une offre touristique et culturelle, qui tend à spectaculariser les édifices à haute valeur architecturale.
Il faut d’abord noter que les relations entre spectacle et lieux de culte sont historiquement marquées par une certaine ambivalence : si les cathédrales sont emblématiques d’une période marquante, florissante d’une ville, et sont souvent l’édifice central autour duquel la ville se construit, ce sont aussi des lieux de mémoire et de pouvoir. Théâtre et lieux de culte se sont ainsi longtemps opposés dans leurs localisations comme nous le rappelle l’introduction de l’ouvrage consacré à Théâtre et ville (Fix, 2018) :
La méfiance religieuse envers le théâtre et les comédiens, réputés de mœurs légères et possiblement enclins à générer troubles à l’ordre public et échauffourées là où ils interviennent, a très longtemps relégué les lieux de spectacle à la marge des villes : jusqu’au XVIIe siècle, les théâtres, suspects aux yeux des autorités politiques comme religieuses ne trouvent pas aisément à s’établir dans les grandes villes d’Europe et l’on peine aujourd’hui à considérer que La Comédie Française a longtemps erré de quartiers en quartiers et de paroisses en paroisses, les paroisses redoutant l’installation d’un espace de spectacle dans leur environnement1.
Les liens entre cathédrale et spectacle ne vont donc pas de soi, et les créations prenant place actuellement dans les lieux patrimoniaux le font avec plus ou moins de bonheur :
Ces offres combinées proposent le meilleur (l’ouverture des espaces de création, des spectacles de danse dans un musée, jouant de façon sensible avec l’esprit des lieux, des troupes de théâtre s’emparant d’un lieu de mémoire comme un couvent ou un ancien hôpital), la redynamisation d’espaces oubliés et l’invitation à un regard neuf de la part du spectateur (qui, habitant une ville, visite ses cloîtres ? Une mise en scène peut aider à en franchir le seuil et à regarder son propre quartier différemment), et puis le pire : le personnel d’accueil d’un musée travesti en hobereau du XVIe siècle, la mise en lumière exagérée d’une seule période, supposée plus attractive, d’un lieu réduit à l’anecdote et au stéréotype2.
La cathédrale peut alors faire partie de ces bâtiments englués dans une certaine image fixe, réduits à être des « nasses à touristes ».
Les propositions spectaculaires qui vont nous intéresser ici sont celles qui dépassent le simple acte de mise en valeur du patrimoine et qui questionnent la cathédrale dans ses relations sensibles, phénoménologiques, au spectateur. Ces dispositifs d’immersion travaillent sur deux principes, suivent deux voies, que nous aborderons successivement ici : le premier étant un travail sur les proportions, les échelles hors-normes et le deuxième, presque comme à rebours de ces propositions, un travail sur l’écoute, l’aiguisement de l’attention du spectateur vers l’infime, la retenue, une attention à des phénomènes plus « ambiants ».
La cathédrale, par sa monumentalité, se prête aux mises en scènes les plus spectaculaires : sons et lumières, mapping vidéo (sur les façades des cathédrales de Strasbourg ou de Rouen), souvent dans un objectif de réactualisation du passé de l’édifice.
Ainsi le spectacle Chroma3, proposé comme expérience immersive se proposait comme objectif de redonner vie aux saints, apôtres et autres figures qui peuplent la cathédrale Notre-Dame d’Amiens, grâce à une mise en couleurs par projections d’images numériques de haute définition. Par la magie de la lumière, cette “ cathédrale en couleurs” était une invitation à remonter le temps, à se plonger dans un univers proche de celui des fidèles du Moyen Âge... Dépourvu de discours et accompagné de musique, le spectacle proposait un enchaînement continu de tableaux et d’images en mouvement, l’architecture gothique se prêtant à « des jeux optiques troublants ».
Dans ces expériences, c’est la monumentalité de l’édifice qui va être gage d’un spectacle accessible à tous, car visible de loin, gratuit : Chroma aurait été vu, d’après le site internet de la ville d’Amiens par plusieurs centaines de milliers de spectateurs.
D’autres formes font du lieu une garantie de réalisme, dans les spectacles de reenactment notamment. À Lyon, le spectacle immersif à 360° Lyon, née de la lumière4 qui prenait place en octobre 2021 dans la cathédrale St Jean-Baptiste, alliait projections en trompe-l’œil, éclairages dynamiques, effets spéciaux, dans le prolongement direct de performances de comédiens (100 acteurs et figurants) pour retracer l’histoire des premiers chrétiens dans la capitale des Gaules.
Notons aussi que lorsque la cathédrale n’est pas l’objet central du spectacle, elle reste bien souvent un point de focale des festivals d’art de rue. Ainsi, la cathédrale d’Amiens, et ses abords (le Parc de l’Evêché) sont régulièrement investis par le festival La Rue est à Amiens, comme pour l’édition 2020 où la parade des étudiants de l’École de cirque Jules Verne passe par l’escalade d’un des murs de la cathédrale.
D’autres manières d’envisager sa monumentalité font entrevoir la cathédrale non dans une fidélité à son passé historique mais comme support de fictions, de récits décalés. La compagnie Royal de Luxe entreprend depuis 1985 de créer des spectacles à l’échelle d’une ville. Investissant les villes du Havre, de Nantes ou de Calais, leurs figures humaines ou animales de taille démesurée – le Géant tombé du ciel, Le Rhinocéros, le petit Géant, les Girafes, la petite Géante, l’Eléphant, le Scaphandrier, ou encore la Grand-Mère mesurent en moyenne une dizaine de mètres5. L’irruption de ces figures conduit à une relecture de l’espace urbain, remettant en perspective l’échelle de la ville, le recours à la marionnette chez Royal De Luxe jouant de la qualité poétique de la rencontre du spectateur avec des images inattendues tout en lui proposant des expériences immersives. La compagnie est coutumière d’un détournement souvent parodique du réel, du décalage avec la normalité des lieux produit par des rapports d’échelle disproportionnés, surgis de l’enfance, mais aussi par l’exubérance du jeu des comédiens.
Pour Le Mur de Planck en 2014, la cathédrale de Nantes sera le support du récit de la Grand-mère, marionnette géante dont les souvenirs remémorés construisent peu à peu l’image d’une cité imaginée, dans un spectacle tenant sur plusieurs jours, ponctué par les siestes du personnage et autres pauses pour boire à sa flasque de whisky. C'est donc après une sieste réparatrice que l'aïeule des géants se dirige vers la cathédrale de Nantes devant laquelle elle évoquera face à la foule, dans un récit convoquant faits imaginaires et réels (comme l’allusion à l'incendie de 1972, qui avait en partie détruit la cathédrale), le souvenir de l’édifice qui aurait été construit à Rome puis déplacé, d'un seul tenant, dans le centre-ville de Nantes.
Autre manière de réinventer l’édifice en conviant les habitants à l’entreprise : le travail du plasticien Olivier Grossetête. Invité dans le cadre du festival « La Rue est à Amiens » pour les 800 ans de la cathédrale Notre-Dame, il a convié les habitants à construire avec lui une réplique géante en carton du bâtiment.
Revendiquant l’idée que ses édifices appartiennent au monde de l’enfance et de l’utopie, le plasticien crée les plans, dessine les modules en carton pour l’assemblage, fournit le matériel (des kilomètres de scotch et des mètres cube de carton) pour fabriquer la bâtisse. Le monument, s’il est simplifié et devient réalisable en carton, n’en reste pas moins ambitieux dans ses dimensions. Pour le monument amiénois, il s’est agi d’une chapelle d’inspiration gothique, qui reprend des éléments architecturaux de la cathédrale, construction haute, d’environ 25 mètres, avec une flèche.
La construction se fait depuis la cime du bâtiment vers ses fondations, on soulève au fur et à mesure l’édifice pour ajouter les étages inférieurs. L’assemblage prend de huit à dix heures et convoque une centaine de participants, qui édifient le monument éphémère à la seule force des bras et de l’énergie collective. La déconstruction a lieu plusieurs jours après, dans un moment de liesse où les passants se défoulent en se jetant et en sautant sur les modules de carton. Pour la réplique de la cathédrale d’Amiens en septembre 2020 c’est une tempête qui a participé à l’effondrement de la structure.
Parallèlement à ce travail sur la monumentalité de l’édifice, des compagnies et artistes vont considérer la cathédrale moins dans son aspect purement optique, monumental et saisi de l’extérieur, que sur l’ambiance sonore6, l’atmosphère qu’elle déploie quand on y déambule.
L’atmosphère sonore des cathédrales fait partie intégrante de leur identité, il n’est qu’à voir les travaux entrepris pour la reconstruction de Notre-Dame après l’incendie de 2019. Un groupe d’experts du CNRS (groupe acoustique du « chantier CNRS Notre-Dame », dépêché pour une mission de cinq ans) a été chargé d’identifier les meilleures stratégies de restauration pour que la cathédrale retrouve son identité sonore puisque, « au même titre que la lumière filtrée par les vitraux ou l’odeur des cierges, les sons sont partie intégrante d’une cathédrale ». L’acoustique d’un tel lieu « dépend de son architecture, des matériaux utilisés, du mobilier choisi, mais aussi du tissu urbain environnant »7.
En guise de point de départ, Mylène Pardoen qui coordonne le groupe et son collègue acousticien Brian Katz disposent d’un relevé acoustique datant de 2013. Avec l’aide de spécialistes et d’historiens, l’ingénieure va recréer l’intérieur et l’extérieur de la cathédrale et en déduire « les ambiances sonores de Notre-Dame pour une époque donnée ». Il s’agit de mener une véritable enquête quant aux déplacements et modifications successives au fil du temps des chapelles, allées, corniches et autres éléments de mobilier : le parvis par exemple a pu avoir des dimensions plus réduites. « Tout cela a une incidence directe sur ce que l’on peut entendre »8, selon la scientifique. La reconstruction s’opère à partir de l’orgue, lequel « a été construit presque sur mesure, pour une acoustique donnée »9. Une modélisation virtuelle indiquera ensuite à l’équipe comment et où choisir les pierres destinées à réparer la voûte.
Les cathédrales sont en effet dotées d’une acoustique liée à leur conception. Les constructeurs, architectes, ont joué de différentes techniques permettant la réverbération des sons sur la pierre. Certains phénomènes sont le résultat inhérent à la construction et à la forme géométrique du bâtiment qui les contient. C’est le cas des galeries des murmures, murs circulaires voire simplement courbes qui permettent au son de circuler, ou encore des résonateurs, employés par les Grecs et les Romains dans leurs théâtres et qu’on retrouve mille ans plus tard principalement dans les églises romanes.
Autre phénomène propre aux édifices religieux : celui de la propagation des ondes sous une voûte elliptique, permettant à une personne de converser à distance et en secret, en chuchotant avec une autre personne placée à proximité du foyer opposé (phénomène lié au croisement de deux voûtes en plein cintre). Comme dans les galeries des murmures, on a ici l’exemple de la transmission d’un son très fiable (un chuchotement) sur une distance qu’il n’aurait pas pu franchir sans l’aide de la forme du bâtiment : on retrouve ces particularités dans la cathédrale d’Agrigente en Sicile ou celle de Gloucester.
La majorité des églises propose aussi un temps de réverbération du son relativement long, dans certains cas, il est remarquablement prolongé : douze secondes dans le Baptistère de Pise. Lorsqu’on y chante plusieurs notes staccato, on les entend réunies en l’air en un accord pendant plusieurs secondes.
Selon Claude Vernhes, ingénieur acousticien, la section droite de la nef de Notre-Dame de Paris dressée par Viollet le Duc, montre que la voûte comptée depuis l’astragale, avait une configuration comportant un foyer phonique permettant à cet endroit de recevoir sans déformation un son émis, différé après deux réflexions dans la voûte. Cet axe focal phonique placé judicieusement au niveau des orgues qui jouait alors le rôle d’un haut-parleur virtuel recueillait les ondes sonores réfléchies dans la voûte, les diffusant vers le sol à 16,5 mètres de hauteur et prolongeait ainsi, dans la nef et le premier collatéral, l’audition directe de l’instrument d’une sonorité accrue10.
Les artistes, mais aussi les maisons de production de concerts se saisissent bien évidemment de cette acoustique, cette ambiance propre à la cathédrale.
On peut noter ainsi la vogue contemporaine de « Concerts à la bougie » de l’Entreprise Fever, avec ses concerts Candlelight qui prennent souvent place dans des édifices religieux, où il s’agit de vendre de l’expérience inoubliable, spectaculaire :
Au sein de lieux spectaculaires, ces représentations à la lueur des bougies permettent de redécouvrir la musique autrement. / Chaque endroit est choisi tout spécialement pour enrichir l'expérience musicale. Sous les étoiles ou dans une salle à l'architecture unique, l'atmosphère te laissera pantois.
peut-on lire sur la page d’accueil du site de l’entreprise11.
Dépassant cette simple visée spectaculaire, les artistes, les démarches qui vont nous intéresser à présent travaillent autant l’action dramatique que ce qui l’environne, la soutient, l’influence discrètement.
Elles s’inscrivent dans les expériences de théâtre à l’ère du tournant atmosphérique (Causse, 2021). À partir de la fin du XIXe siècle, de nouvelles « dramaturgies atmosphériques apparaissent, convoquant des phénomènes météorologiques discrets et continus (pluie ininterrompue, chaleur, lourdeur de l’air avant l’orage…) » : à la confrontation ponctuelle aux intempéries se substitue la présence diffuse d’un air environnant, qui influence l’action et confère aux œuvres dramatiques une unité d’atmosphère. Dans le spectacle vivant, la notion d’atmosphère, oscille d’ailleurs entre sens concret et sens métaphorique, et « devient pour les artistes une notion servant à nommer l’ambition d’unifier la représentation, de développer l’attention à l’autour, et de rendre sensible à la présence active de l’air »12.
Cette ouverture vers l’atmosphère est sensible dans certaines démarches qui envisagent la cathédrale non dans sa spectacularité mais véritablement comme ambiance, atmosphère propre à faire se déployer d’autres temporalités, d’autres formes d’attention chez le spectateur, d’autres types d’écoute.
Un premier niveau de ce travail sur l’écoute consiste à convoquer l’espace de la cathédrale comme lieu propice au recueillement, au silence, à la confidence.
Programmée à l’occasion des 800 ans de la cathédrale d’Amiens en novembre 2020, La Confidence des oiseaux de passage de la compagnie Les Souffleurs – Commandos poétiques, artistes compagnons du Pôle Cirque Jules Verne a investi le cœur de la cathédrale pour deux soirées en octobre 2021 dans le cadre du festival « La Rue est à Amiens ».
Sur la musique électro-acoustique composée en direct par Nicolas Losson, les spectateurs entrent dans « une zone libre de permanence poétique »13 selon les termes de la compagnie, pour entendre des poèmes soufflés à l’oreille. Permanence poétique car la Confidence fonctionne sur le mode de la performance, au temps étiré, sans réel début ni fin.
On retrouve l’imaginaire de la forêt souvent associé aux cathédrales, l’annonce de la performance par le Cirque Jules Verne démarrant ainsi « Imaginez Notre-Dame d’Amiens comme une immense forêt, bercée de chuchotements, de poèmes furtifs ». La compagnie s’empare donc du lieu dans son potentiel acoustique, la performance se tenant de préférence dans
les espaces naturels de la confidence : c’est-à-dire les églises, cathédrales, les abbayes mais aussi les clairières, les déserts, les horizons épuisés d’insectes, les plages perdues, les ruines chérissables… La nuit, l’ombre et le noir sont indispensables à l’émergence du mystère. L'obscurité est de fait la seule coordonnée obligatoire de notre capacité à installer quelque part cette forêt est composée d’arbres en acier.
Il s’agit aussi, comme pour beaucoup de spectacles de rue, de provoquer un arrêt dans le temps quotidien, voire, comme l’annoncent Les Souffleurs pour ce spectacle, de proposer « une tentative de ralentissement du monde ».
On voit à quel point ici la cathédrale est envisagée comme espace de confidence, de recueillement, de silence et d’obscurité.
Dans les créations de marionnette contemporaine, la dimension d’écoute est souvent liée à la matérialité des corps mis en jeu, à leur sonorité. Le partage des voix y est aussi traité de manière particulière par la délégation de la parole aux objets, matières, corps artificiels.
Dans le travail de la compagnie Tsara, la dimension sonore de l’édifice religieux est prégnante dans deux créations. Aurelia Ivan, qui dirige cette compagnie, est une des artistes sorties de l’École Supérieure Nationale des Arts de la Marionnette de Charleville Mézières, lieu d’émergence des renouveaux esthétiques dans les arts de la marionnette depuis une trentaine d’années.
Directrice artistique du Théâtre Le Colombier à Magnanville depuis 2016 avec lequel elle a fondé en 2020 festival Mars à l’Ouest, biennale internationale des arts de la marionnette, Aurelia Ivan porte une grande attention aux objets et aux matières, qu’elle considère comme des « phénomènes », des corps sensibles. Elle élabore un travail de composition avec ces objets, matières, lumière, voix, et avec les interprètes.
Son solo de fin d’études à l’ESNAM La Chair de l’homme (d’après l’œuvre de Valère Novarina) a donné lieu à une forme scénique avec deux interprètes et un musicien jouée entre 2009 et 2012. Elle présente le dispositif ainsi : « un parcours à travers plusieurs salles. Chacune est habitée par une installation plastique qui fonctionne comme un piège pour saisir l’attention et les sens du spectateur, lui permettre d’accueillir intuitivement et intimement la langue de Novarina et d’entendre l’imperceptible »14.
Il s’agit d’une « installation plastique performative » qui se réinvente en fonction du lieu : une église, un château, de grands plateaux ce qui permet de recomposer l’espace et l’écoute à chaque fois. Le spectacle a été représenté dans l’église de Charleville-Mézières au moment du Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes en 2009.
Le texte de Novarina comportant 3171 personnages, texte-fleuve, la « raison raisonnante » ne suffit pas pour saisir la matière de ses textes. Aurelia Ivan invente ainsi plusieurs stratagèmes plastiques (ici les figurines inspirées de l’Arbonie du sculpteur Jephan de Villiers), ces différents corps agissant comme autant de caisses de résonance de la parole, paysages plastiques mais aussi sonores qui vont donner à entendre la voix, lui donner corps, lui donner une chair imprévue.
Pour certains personnages du texte, la voix semble ainsi s’être détachée du corps, corps devenu lointain, étranger, coquille vide à investir ou à déserter :
L’un des huit dormeurs : « Lorsque nous dormirons, nos esprits s’imagineraient que nous étions morts dans une autre personne. » / L’un des 7 dormants : « Tant que nous dormions, nous ne nous demandions pas si nos corps sont, tandis que lorsque nous dormons, nous nous demandons si nous sommes dedans » / L’un des amoureux simple et plusieurs : « Suis-je encore dans le corps ? Oui et encore. Non et selon » 15.
Lumière et obscurité sont indissociables de la dimension matérielle de l’espace et s’articulent au travail de la voix. Les tableaux s’ouvrent tous par une pénombre qui laisse éclore les voix puis progressivement l’éclairage va faire naître l’espace plastique.
La voix se trouve complètement intégrée à un paysage sonore instauré par le musicien Jacques Di Donato qui ponctue la parole de sonorité tirées de sa clarinette, démultipliant les usages de son instrument : souffles, sifflements, raclements, gargouillis nous parviennent ainsi et ricochent sur les voix qui s’élèvent. Ce sont également les manipulations de matière qui vont composer cette trame sonore, parfois de manière très fine comme le froissement de feuilles de papier ou la sonorité presque imperceptible du sable qui coule sur la table.
L’espace de l’église va ainsi exacerber cette écoute, cette matérialité sonore, l’ombre, la lumière, l’acoustique, les mots entrant en dialogue avec les corps présents et les voix entendues.
Dans le 4e tableau du spectacle, l’avant-dernier, Aurelia Ivan transpose une structure propre aux cathédrales orthodoxes sur scène, une iconostase réinventée. L’iconostase (du grec ancien eikonostasion « images dressées ») est une cloison, de bois ou de pierre, qui, dans les églises de rite byzantin, particulièrement orthodoxes, sépare les lieux où se tient le clergé célébrant du reste de l'église où se tiennent le chœur, le clergé non célébrant et les fidèles.
Elle cache donc les célébrants aux regards de l'assemblée pour présenter à leur place des icônes, selon un programme précis. Une iconostase est en général considérée comme une porte vers le monde divin.
Le chapitre XXXV (35) du texte de Novarina, intitulé « Au Dieu inconnu », voit les corps des récitants et des manipulateurs disparaitre derrière cette structure verticale, iconostase réinventée sous la forme d’un castelet à plusieurs cases dans lesquelles prennent place des éléments aussi divers que des livres alignés, des noix, des sacs de sable, des tableaux composés de silhouettes de théâtre de papier. Ces ex-voto, ces reliques possèdent une forte puissance symbolique, références au temps qui passe (sabliers), à l’alchimie (alambics et tubes de verre), au destin (roue qui tourne frénétiquement sur elle-même)…
Seul le visage d’Aurelia Ivan tenant dans ses mains un livre sera visible au début de la scène, encadré au centre de la structure, le reste du temps les corps des manipulateurs, officiants ou musiciens se devinant par les embrasures de cette structure ou par les interventions sonores qu’ils provoquent. Cette disparition des corps se fait au profit d’évènements sonores et plastiques articulés à la voix qui énonce une succession de définitions de Dieu.
C’est d’abord un jeu de lumières allumées successivement dans chaque case au rythme de la parole qui va donner présence à ces minuscules univers plastiques. Les éléments seront ensuite manipulés par des ficelles ou par la main visible de la manipulatrice, le corps soupçonné des interprètes se faisant plus présent. Ce soupçon de la présence agissante fait d’ailleurs écho à ces interrogations sur la divinité. On retrouve ici la force évocatrice du castelet qui cache les corps et rend leur présence dissimulée au moins aussi importante que ce qui est montré.
La voix prend alors une valeur incantatoire, comme possédant le pouvoir de faire advenir de minuscules évènements dans les boîtes présentées.
Une seconde expérience de la compagnie Tsara (L’Androïde, présenté lors du festival Orbis Pictus à Reims) investit un espace sacré pour interroger à nouveau la place de l’homme face à sa dimension divine, la question de l’identité humaine.
Depuis 2010, le festival Orbis Pictus, festival de formes brèves marionnettiques, investit le Palais du Tau accolé à la cathédrale Notre-Dame de Reims, ancienne résidence d'archevêques et ancienne résidence royale lors des sacres des rois de France. Dans le Palais du Tau, qui doit son nom à la forme de son plan en T, les compagnies invitées jouent avec les espaces où les spectacles sont installés, en créant une osmose avec leur caractère singulier, jouant avec la pierre, la toile, l’histoire, le sacré…
La cour d’honneur du Palais du Tau devient le lieu convivial, de rencontre entre le public et les artistes. Au programme, une vingtaine de spectacles variant de 5 à 35 minutes seront présentés deux fois par jour dans les salles du monument.
Les spectateurs exploreront le Palais en quête d’inattendu, redécouvrant l’Antichambre du Roi, la Salle Charles X, la Chapelle Basse où est conservée une partie du jubé de la cathédrale datant du XVe siècle, la Chapelle Haute donnant une impression de grande légèreté, la Salle du Festin, salle gothique où se déroulaient le lever et l’habillage du souverain avant la cérémonie du sacre, ou encore le banquet préparé pour plusieurs milliers de personnes16.
Les spectacles programmés dans ce festival sont souvent dans la même veine, celle d’une marionnette fantastique, illusionniste, jouant de la disparition du vivant au profit de phénomènes mystérieux (ombres, voix, retours d’entre les morts).
L’ANDROIDE [HU#1], est une performance créée en 2013 d’après les écrits de Nietzsche et de Slavoj Zizek, philosophes qui chacun à leur manière et leur époque, ont annoncé la fin d’un système et l’avènement de temps nouveaux. Aurelia Ivan crée une Surmarionnette pour mettre en scène la confrontation entre l’humain arrivé à la « fin des temps » et le Surhomme (idéal impossible à atteindre) de Nietzsche ou Zizek, figure dépourvue d’autonomie et d’intelligence. Pour elle, le travail avec l’objet est un enjeu majeur en ce qu’il oblige le vivant à se positionner.
C’est donc une performance pour un spectateur qui vient s’asseoir dans la chapelle basse sur une marche d’escalier, reste le temps qu’il veut – comme pour Les Souffleurs, on a l’idée de parole perpétuelle sans début ni fin. Échangeant des extraits des deux textes de Nietzsche et Zizek, comédienne et « homme robot » se côtoient en un dialogue technologique, scientifique, mais également poétique, puisqu'il s'agit de parler de l'Homme, d’enquêter sur ce qui fait humain. Avec en toile de fond la grande question : être soi.
Tous les éléments qui composent la pièce : machinerie, volumes, objets, son et lumières sont en dialogue. Il y a aussi des voix : voix dissociées, voix intérieures mais toutes proviennent d’une même présence – celle du corps humain. L’objectif étant que la capacité d’écoute nous soit troublée et que par les multiples voix, par des boucles, par écho, la pensée soit éveillée.
Pour le spectateur, assis seul sur sa marche, il s’agit aussi d’expérimenter cet espace de silence, d’obscurité, d’austérité, le froid ambiant, un espace propice à l’introspection.
Dans le champ chorégraphique, le travail de la compagnie Nathalie Pernette avec son triptyque autour de la pierre (« Une pierre presque immobile ») fait résonner particulièrement l’espace de la cathédrale. Le premier volet du triptyque intitulé La Figure du gisant, spectacle chorégraphique créé à l’abbaye de Cluny, a été joué dans de nombreux édifices religieux : couvents, carmels, ou encore cathédrale comme la basilique-cathédrale St Denis.
Investissant le parvis puis la crypte et la nef de la cathédrale, le spectacle propose une chorégraphie intense et silencieuse dont l’objet est de donner à sentir le passage entre l’immobilité minérale (des gisants conservés dans ces lieux) et l’émergence du mouvement dansé.
Pour Nathalie Pernette, il s’agit pour chacun de ses objets chorégraphiques de permettre à la danse d’éclore, se fondre, se décaler du paysage. Elle compose avec l’environnement architectural. La Figure du Gisant se réfère à la statuaire, dans une fascination pour les pierres tombales et tout ce qui a trait à l’art mortuaire, les cimetières, ces endroits où règne une atmosphère très particulière… La forme est fondée sur une déambulation avec des « stations », le spectateur chemine dans l’espace de la cathédrale, dans une écoute et un regard porté sur les architectures.
Le prélude de l’œuvre, qui se déroule sur le parvis de l’une des nefs latérales de la Basilique de Saint-Denis, propose d’emblée une plongée dans le surnaturel : une figure de passeur, aux vêtements exhalant des fumées colorées17 brandit un sceptre pour guider les spectateurs jusque dans la nef. Le spectacle se déroule alors dans une semi- obscurité, le public déambulant autour des cinq corps allongés recouverts d’un suaire pour assister à leur réveil, à la naissance de leur premier souffle, à l’éclosion de leurs premiers gestes encore fragiles et indécis au milieu des gisants.
Leurs bras qui se tendent lentement vers le ciel, leur gestuelle minimaliste saccadée ou ponctuée de sursauts d’énergie dans une atmosphère lourde, chargée d’un mystère exacerbé par les accents de la musique grave et profonde de Frank Gervais, et ces sons du fond des âges, ponctués de respirations, de souffles et de chuchotements, plongent le spectateur dans une véritable fascination18.
L’espace et les figures dialoguent dans les tensions qu’ils mettent en scène. Par exemple, selon la chorégraphe, le premier solo de « bienvenue », que la compagnie appelle « Le Passeur », se tient dans un entre-deux entre la vie et la mort, et nécessite un endroit propice : une entrée démesurée, un porche, quelque chose qui symboliquement permettra le passage. Le tableau du réveil des gisants, requiert quant à lui une verticale, un plafond haut, pour jouer sur le décalage avec les corps allongés. À chaque fois, Nathalie Pernette essaye de retrouver des éléments d’architecture qui permettent de recréer le cheminement dramaturgique, de réinvestir et transformer les danses que la compagnie a créées.
Cette dernière catégorie de spectacles s’enracine dans l’ambiance si particulière de la cathédrale, dans le fond de l’expérience sensible qui lui est liée et qui est constituée de son air, ses odeurs, sa lumière, sa chaleur, son acoustique.
Il s’agit aussi de revenir à la proposition de Gilles Clément, de « préserver les lieux sacrés comme des lieux d’errement de l’esprit », en proposant des spectacles qui rompent avec le modèle mécanique du drame et s’orientent plutôt vers un modèle atmosphérique où « l’enchaînement des actions est fondé sur l’implicite, fonctionne par associations d’idées plutôt que par relations de cause à effet, et favorise l’appréhension des rapports entre l’environnement et l’état physique et psychique des personnages »19.
Jouant de formes de ralentissement du geste (les gisants se relevant lentement), du son (des chuchotements des souffleurs aux exclamations de l’androïde), voire un isolement du spectateur (poèmes chuchotés à l’oreille, forme pour un seul spectateur), ces créations conduisent le spectateur à une autre forme d’écoute, d’attention. Faire évoluer le spectateur dans une complète solitude contribue à produire chez lui un sentiment d’intemporalité20. Le travail sur le silence et la réverbération du son, de la voix y est central, la disjonction du corps et de la voix également. Chaque spectacle devient alors le lieu de l’invention de nouveaux rituels d’écoute.
Si l’art peut être un « intensificateur de l’existence des ambiances »21, accroître leur réalité, leur donner existence, s’il permet de « faire varier la relation que nous entretenons avec les milieux ambiants », ici la question de l’air, centrale dans la notion d’ambiance, est redoublée par l’importance de la pierre (de la dimension minérale de la danse proche du butô des interprètes de Nathalie Pernette, au travail des costumes chargés de poussières, à la confection minérale des objets ou marionnettes mises en jeu). Ce que la cathédrale permet, en définitive, c’est d’accueillir et de donner naissance à des formes artistiques à la croisée de l’air et de la pierre.
[1] Florence FIX (dir.), Théâtre et ville. Espaces partagés, patrimoine, culture, savoir, Dijon Editions Universitaires de Dijon, collection Arts, archéologie et patrimoine, 2018, p. 15.
[2] Op. cit., p. 7.
[3] Chroma, production artistique Spectre Lab – Marc Vidal, 2018.
[4] Lyon née de la lumière, mise en scène Damien Fontaine, 2021.
[5] Le Géant tombé du ciel mesure ainsi 9,5 mètres seul et 14 mètres en incluant la structure qui le maintient à la verticale.
[6] Didier TALLAGRAND, Jean-Paul THIBAUD, Nicolas TIXIER (dir.), L’usage des ambiances, Une épreuve sensible des situations, », Paris, Hermann, coll. Les colloques Cerisy, 2021.
[7] Voir la dépêche AFP « A la recherche des sons perdus de Notre-Dame », 25/09/2019, https://www.la-croix.com/Culture/A-recherche-sons-perdus-Notre-Dame-2019-09-25-1301049875.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Claude VERNHES, « Analyse théorique de l’acoustique des églises des trois soeurs de Provence », Acoustique et Techniques, trimestriel d’information des professionnels de l’acoustique, n°30, 2002, p. 30-37.
[11] Pierre CAUSSE, Météores en scène : De la représentation du temps qu'il fait à la création de l'atmosphère (1827-1947), thèse de doctorat en Langues et littératures françaises, ENS Lyon, 2021.
[12] Ibid.
[14] Dossier de présentation du spectacle.
[15] Valère NOVARINA, La Chair de l’homme, Paris, Editions P.O.L., 1995.
[16] Présentation de la septième édition du festival sur le site du Jardin Parallèle, organisateur de l’évènement : http://s565790334.onlinehome.fr/le-palais-du-tau/.
[17] Procédé que Nathalie Pernette déploie dans plusieurs créations, notamment dans La Collection, 2013.
[18] Critique de Jean-Marie Gourreau sur le site Critiphotodanse : http://critiphotodanse.e-monsite.com/blog/critiques-spectacles/nathalie-pernette-la-figure-du-gisant-de-la-mort-a-la-vie-la-renaissance.html.
[19] Pierre CAUSSE, op. cit.
[20] Joëlle PRUNGNAUD, « Visite virtuelle de la Cathédrale d’Amiens guidée par les parcours de John Ruskin », communication pour le colloque Imaginaires contemporains de la cathédrale, org. Myriam White-Le Goff et Brigitte Poitrenaud-Lamesi, Arras, Université d’Artois, 12 mai 2022.
[21] Didier TALLAGRAND, « L’usage des ambiances », Paris, Hermann, coll. Les colloques Cerisy, 2021.
Résumé
S’appuyant sur des propositions spectaculaires qui dépassent le simple acte de mise en valeur du patrimoine et qui questionnent la cathédrale dans ses relations sensibles, phénoménologiques, au spectateur, il s’agit ici d’envisager les rapports entre cathédrale et spectacle vivant sous l’angle de l’écoute. Les dispositifs d’immersion dans l’espace du monument suivent deux voies : la première met en exergue les proportions, les échelles hors-normes, tandis que la seconde, presque comme à rebours de ces propositions, déploie un travail sur l’écoute, l’aiguisement de l’attention du spectateur vers l’infime, la retenue, une attention à des phénomènes plus « ambiants ».
Abstract
Based on spectacular proposals that go beyond the simple act of enhancing heritage and which question the cathedral in its sensitive, phenomenological relationships with the spectator, we consider the relationship between cathedral and live performance under the listening angle. The devices of immersion in the space of the monument follow two paths: the first highlights the proportions, the non-standard scales, while the second, almost as if in reverse of these proposals, deploys a work on listening, the sharpening of the spectator's attention towards the smallest, restraint, attention to more "ambient" phenomena.
Monumentalité et spectaculaire
La cathédrale comme atmosphère sonore
Aiguiser l’écoute et l’attention : Les Souffleurs, la compagnie Tsara, Nathalie Pernette
Marie GARRÉ NICOARA
Université d’Artois, « Textes et Cultures », UR 4028
CAUSSE, Pierre, Météores en scène : De la représentation du temps qu'il fait à la création de l'atmosphère (1827-1947), thèse de doctorat en Langues et littératures françaises, ENS Lyon, 2021.
FIX, Florence (dir.), Théâtre et ville. Espaces partagés, patrimoine, culture, savoir, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, collection Arts, archéologie et patrimoine, 2018.
NOVARINA, Valère, La Chair de l’homme, Paris, Editions P.O.L., 1995.
TALLAGRAND, Didier, THIBAUD, Jean-Paul, TIXIER, Nicolas (dir.), L’usage des ambiances, Une épreuve sensible des situations, Paris, Hermann, coll. Les colloques Cerisy, 2021.
VERNHES, Claude, « Analyse théorique de l’acoustique des églises des trois soeurs de Provence », Acoustique et Techniques, trimestriel d’information des professionnels de l’acoustique, n°30, 2002, p. 30-37.