Le simple terme de « labyrinthe » dont l’étymologie n’a pas été résolue, captive l’attention et stimule l’esprit d’aventure. Si sa popularité s’est étendue dans des proportions étonnantes en ce siècle, ce renouveau qui recouvre des usages profanes et spirituels garde en permanence un statut de mise à l’épreuve. Aujourd’hui le grand public l’identifie aux jeux électroniques ou à des parcs d’attraction de plein air mais durant des siècles il était assimilé à une pratique de dévotion dans l’enceinte des cathédrales.
Comment reconnaître en langue française un labyrinthe d’un dédale ? C’est une simple question de tracé. Quand Umberto Eco, Apostille au Nom de la Rose1 définit le dessin du labyrinthe, son propos est la « métaphysique policière » il s’agit donc de pièges. D’une part il décrit la forme en réseau du rhizome, « tige souterraine et horizontale qui se déploie en racines, dans lequel tous les chemins sont connectés ». Sans vraie sortie, il peut être infini. Puis il décrit un plan qu’il nomme maniériste, semblable à un arbre, avec de nombreuses impasses et une sortie unique. Le sujet hante toujours les récits et les films, parfois avec des implications psychanalytiques. Leur existence perdure en arrière-plan, autour du secret et de l’interdit. Ces deux formes habitées par l’angoisse ne correspondent pas au modèle cathédral dont nous allons parler.
Eco propose avec le modèle crétois une troisième description à une entrée qui mène au centre avec le terrifiant Minotaure, puis une sortie. Il se déroule comme un fil d'Ariane. Le parcours dessiné sur le sol des cathédrales propose ce chemin unique mais aucun monstre ne vous y attend, vous n’aurez besoin d’aucun fil pour en sortir. Son tracé réussit un tour de force géométrique. La tradition médiévale l’avait emprunté au monde antique pour le faire perdurer dans l’espace de la cathédrale, d’autres mutations sont encore à venir.
Les pavages élaborés des cathédrales ont pour origine des formes simples qu’on pouvait tracer d’un doigt dans le sable et qui existent depuis plus de trois millénaires. Gaston Bachelard le met au rang des archétypes, le modèle originel vient de l’observation. Il imite la coquille qui s’enroule ou la toile d’araignée. Par la valorisation symbolique des viscères, il dessine l’expérience d’une venue au monde. La gestation dans les entrailles, l’enroulement de l’oreille interne, les méandres du cerveau, le système circulatoire que la science contemporaine découvre par l’imagerie médicale peuvent être perçus comme autant de dédales nécessaires à la vie. L’origine du labyrinthe est organique et se veut simplificatrice. Les créateurs de paysages en notre temps s’appuient sur cette simplicité. Une fois le trait posé, l’espace se structure, le dessin apparaît.
Des centaines de tracés préhistoriques sur toute la surface du globe montrent cet imaginaire archaïque à l’œuvre. Symboles gravés sur la pierre ou assemblages de roches, pendant quatre mille ans cette forme a été reprise. La fascination pour le tracé présente sa clé d’interprétation : le dessin au départ en est très simple, à la portée de tous et son efficacité tient à l’organisation d’une confusion, à l’acquisition d’une maîtrise. Pratiquer le labyrinthe, c’est accepter d’être inclus dans un piège et de jouer la confiance, puisqu’il n’y a qu’une voie. Un usage du dessin sur le sol comme enceinte pour une danse sacrée fut peut-être à l’origine du mythe datant de l’époque minoenne sur l’île de Crète. Les légendes très fécondes continuent de hanter les inconscients. Dans le cadre restreint de cet exposé il faut renoncer à évoquer Dédale l’inventeur, Minos et Pasiphaé, le piège dont Thésée fut vainqueur ou le fil d’Ariane… mais cet imaginaire reste à l’œuvre.
Durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, la fonction symbolique semble avoir assuré la pérennité d’un signe emprunté au paganisme. Selon Jeff Saward « l’adoption généralisée d’une partition du labyrinthe en quatre parties suggère la présence d’une croix au centre et donc une tentative consciente de christianiser un symbole manifestement païen »2. La symétrie des allers et retours réguliers définit une géométrie visuellement parfaite. Elle va trouver des interlocuteurs chez les architectes médiévaux.
Les maçons goutaient la référence à la maîtrise antique quand ils nomment l’œuvre, DOMUS DEDALUS. C’est l’orgueil du maître d’œuvre, « la marque secrète, déguisée de l’architecte qui ne pouvant se montrer à découvert dans la réalisation d’une œuvre anonymement et collectivement dédiée à Dieu, se déclare ici de façon cryptée comme l’héritier chrétien de l’habile et quasi divin architecte grec Dédale »3. La fascination est donc géométrique pour une forme très élaborée, centrée mais pas forcément circulaire qui demande un exercice parfait de l’équerre et du compas. À Notre-Dame d’Amiens, associée au maître d’œuvre et à l’évêque, la figure de l’architecte est gravée sur cuivre et incrustée dans la pierre centrale. Les maçons auraient inscrit des codes dans la géométrie. « Ainsi le mystérieux Ecarlate de Chartres, Robert de Luzarches et Thomas de Cormont à Amiens, ou Jean d’Orbais à Reims : le labyrinthe devient signe de reconnaissance du maçon » écrit Jacques Attali4.
On ignore quel était l’objectif de cette pratique itinérante du pourtour vers le centre et de son inverse. Était-elle destinée à être collective ou individuelle ? Chacun aujourd’hui veut résoudre le mystère : il s’agit d’attribuer au labyrinthe des objectifs, d’y voir un lieu de substitution. L’avoir nommé « Chemin de Jérusalem » c’était en faire la réplique d’un authentique pèlerinage réservé aux personnes dans l’incapacité de l’accomplir, mais l’idée tardive n’est guère fondée, pas plus que celle qui voudrait qu’un tribunal ait pu condamner à parcourir le labyrinthe ! On a dit qu’il symbolise le chemin tortueux pour atteindre la rédemption. Ce serait encore un chemin de pénitence, à faire à genoux. Peine perdue, le thème n’a pas été sérieusement documenté. Quand elle cherche à comprendre, chaque époque projette ses hantises et ses espoirs.
Le tracé sur plan obéit au principe de symétrie, cependant les allers et retours qu’impose la dynamique ménagent la possibilité de variantes. Si vous alliez en pèlerinage de cathédrale en cathédrale, sur les chemins de Saint-Jacques-de- Compostelle par exemple, chaque halte vous réservait ses surprises. Les tracés étaient différents chaque fois. Aujourd’hui où on prétend attribuer des vertus spécifiques à chacun. Des concepteurs travaillent à d’autres formules assistées par ordinateur pour multiplier les offres, confuses et mystérieuses. Disons qu’il existe deux manières d’aborder le parcours.
Classiquement vous entrez au labyrinthe et vous en tentez la traversée avec vos motivations, votre détermination et les ressources de la confiance mise dans le tracé. Votre parcours est une quête. Avec la seconde manière, vous ne tentez pas la traversée. Vous allez vous identifier à la figure de l’architecte, en surplomb. Depuis les hauteurs, la vue plongeante permet de suivre la déambulation du pèlerin. D’en-haut la maîtrise de la géométrie vous apparaitra dans sa formulation élégante et parfaite. C’est devenu un sujet de prédilection des photographes. L’édifice lui-même est « en analogie », dit Jacques Poirier : « Parties prenantes d’un univers « habité », ces deux formes postulent en effet l’unité profonde du monde, qui en autorise le déchiffrement et la quête »5.
Ces deux postures s’offrent pour traiter notre sujet. C’est la confiance dans un grand ordonnateur, architecte humain ou divin, qui permet l’humble pratique du cheminement intérieur.
Surtout implantés dans l’Europe du Nord, les labyrinthes furent un ornement des cathédrales étapes sur la route des pèlerinages. Leur présence est un souvenir qui hante les lieux où nos deux universités sont implantées. Celui d’Arras placé dans le chœur et qui devait être octogonal a été détruit pendant la Révolution française. Celui de la cathédrale de Bayeux, dont Caen dépend, décorait la salle du chapitre de ses carreaux vernissés. Il était d’un diamètre non praticable, il n’en reste que la trace.
Beaucoup des plus anciens ont disparu. En France, Reims, Auxerre, Sens ont été détruits au siècle des Lumières. Leur usage ancien avait été oublié, les enfants qui s’y amusaient gênaient les offices. Quand les esthètes ont recommencé à s’y intéresser au XIXe siècle, leur usage avait été oublié mais leur beauté parlait pour eux. Dans La Bible d’Amiens, John Ruskin explique que le labyrinthe de la cathédrale était pour les fidèles « un emblème de notre vie humaine, aux portes étroites, aux parois resserrées, avec une infinie obscurité et l’inextricabilis error de tous côtés, et, dans ses profondeurs, la nature humaine à dompter »6. Dès lors on les préserve ou on les reconstruit. Ils exercent une fascination esthétique. Bien sûr des interrogations se font jour car on ignore quelle était leur raison d’être. Les voici donc disponibles pour de nouvelles significations, de nouvelles pratiques. Ils évoluent dans de nouveaux formats et sont transposés dans d’autres lieux.
Quand ils en découvrent le dessin sur le pavage d’une cathédrale, les visiteurs désormais s’y intéressent, c’est un ornement attractif porteur de mystère. Les Monuments Historiques l’ont choisi comme logo à la fois pour sa valeur patrimoniale et son graphisme. Le principe du détournement accompagne la pérennité de la figure qui est entrée aujourd’hui dans la culture populaire. Une des raisons de son attractivité depuis l’époque romantique tient à des intrigues qui donnent à revivre un Moyen Âge fantasmé. Le mot apparaît de nos jours dans de nombreux titres de romans ou de films, l’image surtout jouit d’un fort impact, par la pureté d’une géométrie idéale. La docilité que son parcours présuppose a suscité le soupçon mais le signe lui-même demeure disponible. Comme l’implantation dans le bâtiment diffère selon les sites, l’amateur veut croire qu’elle fut rigoureusement définie par des calculs complexes en lien avec les axes de l’architecture, révélateurs d’un dessein obscur. On se demande pourquoi le tracé a les mêmes dimensions que la rosace par exemple. À de simples raisons concrètes, l’imagination substitue le soupçon du complot. Dans le grand public ces questions rejoignent l’engouement suscité par le roman Da Vinci Code7. Dès lors apparaît la suspicion de clés chiffrées qui ouvriraient des arcanes ésotériques. Ou celle d’un nœud de réseaux d’énergies telluriques qui serait situé à l’aplomb du labyrinthe, ce qui est un non-sens, puisque c’est la mise en espace globale de la cathédrale qui définit tous les espaces intérieurs.
Une réaction de bon sens va intervenir. Le monde de la culture et de l’édition s’y intéresse. Il est nécessaire d’éduquer le regard et de donner au public des informations fiables. Les succès de librairie et les sites internet dédiés se multiplient. Un panorama se dessine. L’imaginaire qui était fortement lié à l’espace de la cathédrale peut s’en affranchir. Aujourd’hui sur vos écrans tous les plans des labyrinthes qui existeraient sur la planète sont disponibles. Quels que soient votre motivation ou votre intérêt, même quand la signification s’est estompée, le motif se présente comme une opportunité pour une appropriation inventive. Les tracés sont en libre accès.
Le phénomène s’inscrit dans la durée : le public ne se contente plus d’utiliser ce qui existe, il crée. À la fin de chaque été, des tracés rudimentaires faits de sable ou de galets sont laissés sur les plages des pays nordiques, reprenant une tradition archaïque jamais élucidée. Cela a dépassé la simple mode. Est-ce une attirance pour un symbolisme des formes ? Elle est vécue comme une activité collective et artistique quasi spontanée. Est-ce une manière de marquer son passage comme celle qui conduit à créer dans les herbes à la tondeuse des dessins qui s’effaceront ? Certains vont improviser un parcours avec des feuilles mortes que le seul art de la photographie fera durer. Ce sont des réalisations éphémères, faciles à reprendre à son propre compte. D’autres aligneront des bougies à la tombée de la nuit. Pour une soirée, s’agit-il de parcourir le labyrinthe ou de le contempler ? L’usager et le créateur se confondent.
Si vous ne souhaitez pas vous contenter d’un bonheur temporaire, des entreprises paysagères sauront vous proposer de construire toutes les formes de labyrinthe sur votre propre terrain. La récupération commerciale s’appuie sur un snobisme crédule. Récemment, un site se chargeait de la conception de ce « décor d’exception » du choix des matériaux et du tracé8. Les motivations vont de l’esthétisme culturel, au goût de la parade sans exclure la jouissance d’un lieu secret. Ces usages rejoignent l’expérience ancienne des concepteurs de jardin. Les formes végétalisées sont les héritières du dédale de verdure traditionnel. Il était formé d’allées étroites bordées de haies taillées et s’est imposé de la fin du moyen-âge au XIXe siècle. C’était l’apanage d’une élite. Le dessin proposé va souvent s’inspirer du modèle cathédral qui reste attractif pour faire coïncider le sens du beau et une volonté de tradition. À la recherche d’autres formules de nombreux paysagistes se tournent vers la création.
L’intérêt pour cette pratique paysagère est éclairé par l’histoire de plusieurs communautés américaines idéalistes. Elles se sont réapproprié le labyrinthe de verdure pour sa visée méditative. Ces parcours unidirectionnels, à pratiquer dans l’un et l’autre sens, canalisent l’imagination et concentrent l’attention. Plusieurs fois restauré le parcours de New Harmony dans l’Indiana est le plus célèbre9. Il a été conçu comme un lieu de méditation et de réflexion par une société religieuse d’origine allemande créée par Georg Rapp en 1805. Alors qu'un vœu de célibat a mis fin à l'espoir de survie de la communauté, la ville garde la marque de leur tentative de société parfaite. Le labyrinthe est le plus frappant de ces vestiges. Les rappites, comme se nomment les disciples de Rapp, considéraient le labyrinthe comme un défi et une tentative symbolique de surmonter les épreuves de la vie. Accéder au point central était secondaire. L’essentiel était le chemin.
L’expérience a montré qu’au labyrinthe sont associées des vertus éducatives. Dans la cour de récréation, la marelle « en escargot » est un jeu facile à dessiner, facile à intégrer et à adapter pour l’enfant qui progresse. Celui-ci comprend la règle sans qu’on la lui explique. Elle est faite de docilité et de concentration. Les pédagogues recommandent ce jeu sérieux. En Scandinavie, les enfants sont invités à fabriquer leur propre labyrinthe comme mise à l’épreuve des connaissances et des savoir-faire pratiques. Le concept à trois dimensions fait appel à des modèles mathématiques. De plus, on pense que l’enfant qui y apprend à maitriser son pas et sa direction, s’en servira aussi pour réguler son comportement. On a remarqué que des élèves s’y réfugient, pour un isolement momentané. À côté, la vieille marelle qui va de la Terre au Paradis continue de dessiner le plan d’une cathédrale, avec sa nef, son chœur et son transept mais plus personne n’y songe.
Si la symbolique médiévale liée aux espaces religieux a disparu des cultures modernes, la séduction plastique des labyrinthes contribue à leur survie. Les urbanistes en implantent dans les villes nouvelles, ailleurs on se réapproprie les anciens tracés. À Bayeux par exemple, à ma propre instigation, le parcours effacé qui ornait la salle du chapitre a été reproduit dans une version agrandie et ornementale sur le parvis de l’Hôtel de Ville. Aucune fonction ne lui a été définie, les habitants le pratiquent comme un jeu qui demande de la concentration ou le traversent sans le voir. Le labyrinthe apparaît comme une opportunité.
Il va se trouver disponible pour accueillir un syncrétisme qui ne s’interroge pas longtemps sur ses sources. On s’est permis de dire à propos du parcours d’Amiens :
Comme à Chartres, le nombre et l’emplacement des changements de direction sont calculés de façon à modifier l’état de conscience du fidèle, en agissant alternativement sur le cerveau droit et sur le gauche ; mais en plus, la brutalité de ces virages permet l’ouverture rapide des chakras du ventre. C’est donc un homme purifié, d’un niveau plus élevé, qui arrivera au centre10.
La cathédrale est ressentie comme la matrice et la détentrice d’un pouvoir surhumain. Il est impossible d’en rendre compte autrement que par un bricolage syncrétique. Le fidèle a perdu le sens du mystère mais l’effet demeure. L’obscurité qui nimbe ces croyances continue de tirer de la cathédrale originelle un grand prestige.
Les visionnaires sont légion. Des analogies avec le mandala oriental ont rendu possible l’émergence de théories fumeuses, liées à la mentalité New-Age. Si vous voulez bâtir un labyrinthe, il vous faudra consulter les radiesthésistes qui prétendent « respecter les volontés de la Terre » en retrouvant quelles zones seront privilégiées pour leurs énergies avant de commencer tout tracé. Puis vous appellerez le médiateur qui se nomme « le guide ». Ce nouveau métier auto-proclamé consiste à bénir tout nouveau labyrinthe « offrant une intention positive à tous ceux qui viendront le parcourir » En voici la formule d’abord adressée au parcours puis à ceux qui l’ont créé, par une sorte de rituel :
Merci, labyrinthe, pour ton pouvoir et ton mystère. Merci d'avoir accueilli et surpris tous ceux qui viennent vous promener. Merci d'avoir retenu et protégé ceux qui vous approchent.
Enseignez-les, inspirez-les, aidez-les à grandir et appréciez votre accolade. Soyez bénis. Que votre travail touche la vie de nombreuses personnes. Puisse votre travail parfait dans cet endroit être fait11.
Si la construction vous rebute et que vous souhaitez profiter assez vite des vertus du labyrinthe, sachez que ses bienfaits sont faciles d’accès. Celui qui fut gravé sur la paroi du narthex de Lucques – venant à la suite des miniatures carolingiennes – l’a prouvé dans le passé : même miniaturisé, le parcours conserve ses vertus. Il serait d’ailleurs plus efficace car l’usager profite du surplomb. C’est un exercice de pure concentration, par le doigt ou le regard. Cette fonction suscite la mise en fabrication de nouveaux formats. Vous les trouverez en vente en ligne, associés à des argumentaires savoureux. « Les méandres hypnotiques agissent sur les mal-voyants » ou « Quelles que soient vos convictions, ils apportent la paix intérieure… Ils ralentissent l’activité mentale »12. Transformé en gadget ou en bijou, en porte-clé ou en amulette, le labyrinthe de Chartres a de beaux jours devant lui.
Mais il ne faudrait pas parler sur un mode badin d’une utilisation thérapeutique qui a intéressé depuis longtemps praticiens et chercheurs. Jeff Saward dans les conclusions de son ouvrage évoque les installations au sein d’hôpitaux et centres de soins où plusieurs praticiens ont constaté des succès notables contre le stress. « Les cercles de la déambulation incitent l’individu à clarifier son esprit, à retrouver la paix et à calmer son angoisse ». Les installations les plus émouvantes ont été créées en souvenir d’un être cher disparu : « Les méandres tortueux du labyrinthe – un chemin qui mène à sa conclusion sans espoir de retour, sans donner l’occasion de rebrousser chemin – constituent une métaphore puissante pour ceux qui tentent de faire le deuil »13.
Dans les lieux de soin où a été installé un labyrinthe sans lui afficher d’objectif, il se trouve pratiqué indifféremment par les malades, les soignants ou les familles. Personne ne cherche à savoir pourquoi, mais ils sentent attirés. L’apport des sciences cognitives décrirait un processus de mieux-être chez des personnes vulnérables, comme celui qui a été noté dans des cas de symptômes post-traumatiques. Pour surmonter le chagrin collectivement, l’installation de labyrinthes improvisés sur un campus ou un lieu de drame est parfois signalée par la presse et les réseaux sociaux. La manifestation solidaire s’installe, sans préparation, sans slogan, dans l’efficience du silence partagé. Les participants affluent. La contagion s’étendra.
Pérennité du mot, pérennité du signe, auxquels de nouveaux rôles et de nouvelles attentes se trouvent désormais attachés, le tracé originel de Chartres est à nouveau pratiqué par des croyants.
Quand le révérend Lauren Artress, chanoinesse honoraire de la cathédrale de la Grace de San Francisco, vient en France et découvre la signification du dessin de Chartres pour le pèlerin, l’idée lui vient de faire installer une réplique dans son église. Elle la propose pendant 24 heures à ses paroissiens pour le nouvel An 1991. Une grande foule a fait la queue, pendant six heures, pour parcourir une reproduction sur toile qui finira en lambeaux. Lauren Artress a compris que se présentait à son église un instrument d’espérance. Devenue au début des années 1990 la théoricienne spécialiste des labyrinthes contemplatifs, elle propose d’y trouver un exercice spirituel. Ce tracé a quelque chose d’attractif, l’idée de le parcourir pour obtenir un mieux-être captive les esprits. Depuis, le tapis a été remplacé par un aménagement de calcaire et de marbre, proche du style de Chartres, tandis qu’à l’extérieur jour et nuit, les pèlerins affluent.
Le dialogue est fructueux avec le clergé de Chartres qui s’est donné les moyens d’une communication à la hauteur de la fréquentation renouvelée. Les attentes désormais sont mondiales. Gilles Fresson, recteur de la cathédrale anime un site internet14 très fouillé. Le dessin devenu canonique est multiplié à l’envi. L’intérêt est tel qu’il existe aujourd’hui dans le monde plus de quarante associations dont le but spécifique est l’usage méditatif du labyrinthe de Chartres. Toutes s’appliquent à concevoir un mode d’emploi, conforme à leurs croyances et aux attentes psychologiques des participants. Le modèle est devenu une source de fascination en lui-même. Son parcours qu’on veut croire « initiatique » est censé favoriser des qualités de concentration et de recentrage, obtenir des bienfaits, voire des guérisons.
Le recteur de Chartres s’est trouvé confronté à un flot incessant de questions et de demandes. Il a choisi d’élaborer une réponse qui respecte la foi et le lieu. Le tracé était recouvert par des chaises. Il a accepté de le rendre accessible et de le mettre depuis 1995 à disposition tous les vendredis du carême à la fête de la Toussaint. Adaptant son langage il explique la déambulation du clerc aux fêtes de Pâques, célébrant la mort et la résurrection du Sauveur. Il s’agit de retrouver le sens en lien avec l’architecture, d’identifier des anciennes pratiques, le lien avec le dogme et les textes. Répondre aux soupçons des uns et aux déviations des autres :
Le labyrinthe est chemin : il invite à y être ‘pèlerin’.
Ni signe magique, ni phénomène physique, les seules énergies qu’on y trouve sont celles qui habitent les hommes et femmes qui le parcourent – prêtes à se laisser ‘toucher’ par la grâce du moment.
Sa finalité ? Conduire intelligemment à une authentique méditation – vécue tout à la fois dans le corps et dans l’esprit.
Celui qui choisit de marcher peut s’ouvrir, pas après pas, à ce qui le dépasse. Au long du parcours, évocateur de l’existence humaine – longue, accidentée, exigeante – il avance avec confiance vers sa réconciliation. Il retrouve ainsi quel est le sens de son existence : le Tout-Autre l’attend – définitivement15.
Lié à la conversion personnelle, le labyrinthe cathédral, inchangé, réintègre sa vocation en milieu croyant. Ainsi la fin du XXe siècle s’est sensiblement rapprochée du projet originel, sans avoir à fournir d’explication unique et convergente.
Les pratiques contemporaines confirment l’ancien besoin de réassurance symbolique. Au-delà des options commerciales fondées sur l’exploitation de la crédulité, marcher dans un labyrinthe procure les simples vertus de la solitude et de ce qu’on appelle « le lâcher-prise ». À moins d’avoir déjà reçu les ressources d’une vie intérieure, le geste et le déplacement tournent à vide. On y trouve ce qu’on veut bien y mettre. Dès qu’il est avéré que la prise de risque est toute mentale, le parcours concentre mais ne distrait pas. La pratique de ce faux dédale n’est pas ludique. Le labyrinthe tient ce qu’il promet : un enfermement orienté, aux prises avec ses propres démons et dont on sort vainqueur sans effort et sans vertu. Rien n’est résolu.
Figure mentale devenue espace, le labyrinthe continue d’inspirer les créateurs. Depuis le milieu des années 1960, l’artiste plasticien et écrivain américain Robert Morris16 s’y intéresse. Il dit que tout labyrinthe représente une allégorie de la vie, on cherche le centre, puis on trouve la sortie... Il construit des œuvres monumentales comme le labyrinthe triangulaire en panneau de fibres visible au musée Guggenheim à Bilbao. L’œuvre réalisée en 1991 appartient à la collection Panza. C’est une figure qu’il appelle un « présent continu » car ce qui se passe est déjà arrivé et se reproduira. Vous le parcourez le long d’un couloir étroit de 60 cm sur une longueur de 10 828 mètres. Sa hauteur de trois mètres vous empêche de vous orienter. L’installation cependant enferme sans isoler puisque d’une tribune d’autres visiteurs vous observent. L’artiste a justement retrouvé le principe originel des points de vue complémentaires de deux partenaires. C’est Dédale enfermé dans sa propre création.
La plasticienne Fabienne Verdier pour sa part s’est tournée vers le labyrinthe d’encre et de papier. Alain Rey l’y accompagne de quelques lignes :
Les mots s’appellent et se répondent. Certains couples semblent naturels – tel celui de jouer et de joie –, d’autres paradoxaux, comme cette liberté associée au labyrinthe. Mais l’artiste sait que la vraie liberté ne s’obtient que par une recherche ardue, dans les sinuosités d’un labyrinthe dont les méandres, ici, se frôlent, ménageant d’étroits passages. Le labyrinthe libérateur de Fabienne Verdier est dansant, avec des lourdeurs massives, mais aussi des effilochements pour l’évasion17.
Giuseppe Penone a imaginé pour le parc du château de Chaumont sur Loire une installation nommée Arbre-chemin18. De simples allées bordées de haies invitent à la méditation. L’enjeu est la place : quelle est notre place face à l’arbre ? Face à la Terre ? Anne et Patrick Poirier un peu plus loin proposent un champ de fouilles archéologiques pour retrouver un ancien tracé qu’ils interprétèrent comme le plan d’un labyrinthe : « un graphique elliptique ressemblant à la forme géométrisée d’un cerveau, dessiné en plusieurs couleurs »19. Une autre fois c’est la sculpture de verre d’Andrea Branzi du Recinto sacro20 qui dessine une enceinte inaccessible. Ce jardin interdit vous assigne une place assez déroutante : même si tout est offert au regard, vous restez dehors, votre présence n’est pas souhaitée.
De dédales en labyrinthes, nous avons quitté la cathédrale gothique pour y revenir. Nos contemporains inventent de nouveaux usages à ces parcours clos, parés des atouts raisonnables du mieux-être et de la confiance en soi. La tradition qu’on croit avoir retrouvée à Chartres ou ailleurs a gardé les vertus de la modération. Cette résurgence du passé est vécue comme un réconfort même si la pratique d’un syncrétisme demeure délicate quand il est question d’interroger les croyances. Si les labyrinthes de cathédrales connaissent ces regains d’intérêt c’est qu’ils interrogent notre devenir. Or quand les dessinateurs de paysage et les artistes s’en inspirent ils ne dessinent plus de parcours unique ni de perspective rassurante. La figure est devenue problématique, elle interroge. Sortirons-nous forcément vainqueurs des labyrinthes que nous avons construits ? Serait-il trop tard pour refuser d’entrer ? Le jeu est grave et l’incertitude vitale. Il faudrait espérer, comme au temps de l’architecte Dédale, que les labyrinthes ouvrent sur le ciel où les perspectives s’élargissent vers l’envol.
[1] Umberto ECO, Apostille au Nom de la Rose Paris, Grasset,1987.
[2] Jeff SAWARD, Labyrinthes, Paris, Flammarion, 2003, p. 92.
[3] Jacques LE GOFF, Un Moyen Âge en images, Vanves, Hazan, 2000, p. 47.
[4] Jacques ATTALI, Chemins de sagesse, Paris, Fayard, 1996, p. 56.
[5] Jacques POIRIER, Dans les labyrinthes du récit : romans minotauréens et romans dédaléens, in Chances du roman, charmes du mythe : Versions et subversions du mythe dans la fiction francophone depuis 1950, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013.
[6] John RUSKIN, La Bible d’Amiens, traduction de Marcel Proust, coll. « 10/18 », 1986.
[7] Dan BROWN, The Da Vinci Code, New York, éditions Doubleday, 2003, Da Vinci Code, Paris, éd. française Jean-Claude Lattès, 2004.
[8] Depuis la tenue de notre colloque, la proposition a disparu de nos écrans…
[9] Janet ORD et Jean-Clarence LAMBERT, Labyrinthes et dédales du monde, Paris, Les presses de la connaissance, 1977.
[10] Texte non attribué, https://www.atramenta.net/lire/oeuvre69599-chapitre-9.html.
[12] Ibid.
[13] Jeff SAWARD, op. cit. p. 167.
[15]https://www.cathedrale-chartres.org/wp-content/uploads/2021/03/Que-signifie-le-labyrinthe-1.pdf.
[16] https://www.guggenheim-bilbao.eus/fr/expositions/selection-de-perceptions-en-transformation-la-collection-panza-du-musee-guggenheim.
Sous le signe des passages et des transferts, le motif labyrinthique a traversé le temps jusqu’à nous. De multiples variations, reprises, recréations et d’éventuels détournements accompagnent sa pérennité. Quand le motif quitte l’espace cathédral, ses valeurs désolidarisées du religieux migrent dans des secteurs comme le mieux-être, l’éducation et le développement personnel. Géométrie mentale devenue pénétrable, l’espace clos des labyrinthes pose question. Leur esthétique énigmatique intéresse concepteurs et créateurs. Elle se renouvelle dans l’art des jardins et le land art. Les labyrinthes connaissent d’étonnants regains d’intérêt parce qu’ils interrogent notre devenir.
Abstract
Associated to crossings and to transfers, the shape of the maze has reached us through time. Multiple variations, revivals, recreations and possible diversions accompany its durability. When the motif leaves the cathedral space, its values, apart from religion, migrate into sectors such as well-being, education and self-growth. A mental geometry that one can get into, the enclosed space of mazes raises questions. Their enigmatic aesthetic interests designers and creators. It renews itself in the art of gardens and land art. Mazes rise a renewed interest because they question our future.
Anne-Marie RISS
Université de Nantes, docteur en Sciences de l’Education
ATTALI, Jacques, Chemins de sagesse, Paris, Fayard, 1996.
BORD, Janet, et LAMBERT, Jean-Clarence, Labyrinthes et dédales du monde, Paris, Les presses de la connaissance, 1977.
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LE GOFF, Jacques, Un Moyen Âge en images, Vanves, Hazan, 2000.
POIRIER, Jacques, « Dans les labyrinthes du récit : romans minotauréens et romans dédaléens » in Chances du roman, charmes du mythe : Versions et subversions du mythe dans la fiction francophone depuis 1950, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013.
RUSKIN, John, La Bible d’Amiens, traduction de Marcel PROUST, coll. « 10/18 », 1986.
SAWARD, Jeff, Labyrinthes, Paris, Flammarion, 2003.