Les feuilles de « mimosa pudica » dont le plasticien Yannick Guéguen a dessiné les contours pour illustrer le dossier d’articles consacrés aux « sensibilités végétales » font précisément le lien entre les travaux de Stefano Mancuso et Alessandra Viola sur « l’intelligence des plantes »1 et les premières formulations savantes, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, de l’hypothèse d’une sensibilité végétale.
Cette espèce, dite aussi « sensitives» , porte un nom qui d’emblée la situe au cœur du problème de savoir si les plantes sont dotées de sensations, voire de « sensibilité » et accomplissent alors des gestes involontaires, comme les animaux. Jusqu’au XVIIe siècle, les naturalistes attribuent à cette dénomination une double origine : Pline aurait observé au livre XXIV de l’Histoire naturelle un arbre pudique qui retire ses branches au moindre contact et Colin, dans son Histoire des drogues en 1557, aurait souligné à la fois la capacité de ce végétal pudique à rendre leur virginité aux jeunes filles violées et le désespoir d’un philosophe devenu fou à force de vouloir en comprendre la nature2. En 1694, sous la plume de Joseph Pitton de Tournefort, le « mot mimosa est tiré de mimus, un bouffon, et ce nom a été donné à cause des diverses formes qu’elle prend »3. La plante, par essence, « imite » l’animal et est décrite à partir de sa capacité à « imiter », seule dévolue à l’animal, voire à l’intelligence humaine. Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, les explications étymologiques du nom de la plante, dans les encyclopédies et dictionnaires d’histoire naturelle, soulignent la propriété qu’elle a d’exécuter des mouvements spontanés4.
Bien avant que le neurobiologiste Stefano Mancuso ne fasse chuter des pots de mimosa afin d’observer l’accoutumance de la plante au mouvement, la sensitive fut aussi le cobaye favori de tous les tenants de la physiologie végétale qui, immanquablement dans leurs ouvrages, s’interrogaient sur l’irritabilité des plantes. Dès 1802, Charles-François Brisseau de Mirbel, dans le Traité d’anatomie et de physiologie végétale constate qu’
[il] n’est personne qui n’ait ouï parler des mouvements extraordinaires des feuilles de la sensitive (mimosa pudica). Cette plante, originaire de l’Amérique et cultivée dans nos serres, a été l’objet de beaucoup d’expériences, de recherches et de systèmes, sans que, jusqu’ici, tous ces travaux aient jeté la plus faible lumière sur les moyens employés par la Nature pour produire l’irritabilité végétale5.
Les tenants de la physiologie végétale usaient en général de l’hypothèse de la mobilité et de la sensibilité végétales pour remettre en cause la pertinence de l’adage formulé par Linné dès 1735, dans le Systema Naturae, suivant lequel « Lapides crescunt, Vegetabilia crescunt et vivent, Animalia crescunt, vivent et sentiunt »6. Ils insistaient également sur la nécessité soit d’inventer de nouveaux mots, soit de modifier le sens de termes jusqu’alors réservés aux mondes animaux et humains pour en élargir l’application au règne végétal. C’est dire que suggérer la possibilité d’une sensibilité végétale revient toujours à s’interroger à la fois sur les mots employés pour la dire, sur les moyens usités pour la montrer et, corrélativement, sur la relation entre le végétal et l’animal, voire entre le végétal et l’humain qui le nomme ou l’observe.
Les différents articles qui composent le dossier « Sensibilités végétales » émanent d’un colloque international consacré à ce thème et conçu pour faire suite au colloque « La mobilité des plantes à travers le récit » organisé en mai 2021 par Rachel Bouvet (Université du Québec à Montréal) et Stéphanie Posthumus (Université de McGill). En déplaçant la question de la « mobilité » à celle de la « sensibilité végétale » et des conséquences que pouvaient avoir cette hypothèse sur l’appréhension et la conception d’œuvres relevant aussi bien de la littérature que du cinéma et des arts plastiques, il s’agissait de s’interroger sur le lien « intrinsèque » que pouvaient entretenir les « arts » avec le monde végétal.
Si l’on conçoit en effet, comme Jacques Rancière, que le « partage du sensible » désigne les formes d’inclusion et d’exclusion à une communauté7, et que les arts peuvent être les véhicules d’une expérience sensible du monde, ne pourrait-on envisager que des œuvres littéraires, cinématographiques ou plastiques soient particulièrement aptes à montrer des relations inédites ou invisibles entre les « hommes » et les composantes du monde naturel et endossent ainsi d’emblée un rôle politique ? Répondre à cette question suppose d’envisager plusieurs niveaux d’articulations possibles entre les connaissances botaniques, les œuvres d’art et le monde végétal.
On ne peut qu’être frappé de la multiplication des expositions dédiées au « végétal » ou à certains de ses représentants. La plupart des artistes réunis alors s’inspirent des hypothèses de la neurobiologie végétale ou de la physiologie et plaident pour de nouveaux types de « communions » entre les plantes et les hommes. « Nous, les arbres » organisée organisée en 2019-2020 à La Fondation Cartier, dont le titre aurait pu être l’indice d’un anthropocentrisme certain, entendait ainsi constituer une réelle communauté entre l’arbre et le « nous », humain et non-humain. L’exposition organisée au Musée d’histoire naturelle de Nantes, « INTELLIGENCES, différentes par nature », en 2021-2022, élargissait la notion d’intelligence au-delà de la sphère strictement humaine.
L’intérêt croissant d’artistes contemporains pour la condition des plantes est évoqué dans ce dossier dans les textes de Myriam White-Le Goff, et de Vincent Vergogne et dans l’entretien de Yannick Guéguen mené par Rachel Bouvet et Stéphanie Posthumus.
Ces travaux ne se contentent pas de mesurer l’éventuelle influence de théories botaniques contemporaines sur la production artistique ; ils mettent en évidence la manière dont la prise en compte d’une « sensibilité » autre qu’humaine peut bouleverser en retour la définition et la fonction de l’« œuvre d’art ». Ils relatent aussi, au moins pour les deux derniers, des expériences qui tendent à prouver que la relation établie entre l’« œuvre » et son public peut constituer une incitation à établir de nouveaux rapports sensibles au monde qui nous entoure et une invitation à repenser tout un vocabulaire et une pratique du « sensible ». D’une certaine manière, et dans le contexte culturel et politique très particulier de Taïwan, les troupes étudiées par Nathalie Gauthard et Éléonore Martin ont pour but de mettre en pratique l’« écologie des relations » appelée de ses vœux par l’anthropologue Philippe Descola8.
La recherche de nouvelles pratiques artistiques au nom de préoccupations environnementales ne laisse indemnes ni la définition et la pratique de l’art, ni sa fonction, ni encore sa réception. Cécile Délignou souligne ainsi la manière dont Alexandre Larose en 2014, dans Brouillard #16, invente un nouveau langage filmique pour « dire » le mouvement, la métamorphose et le flux. Les écrits d’Annie Dillard sont quant à eux l’occasion pour Rosie Lanoue-Deslandes de proposer une réponse à l’aporie de devoir raconter, par le biais du langage humain, la sensibilité de l’arbre, – l’auteure soulignant l’écart possible des perceptions et des sensations humaines et végétales.
Ces expériences artistiques ou esthétiques invitent aussi à adopter, pour mieux saisir le lien qui pourrait intrinsèquement exister entre sensibilité végétale et sensibilité esthétique, de nouvelles manières de voir et de sentir des œuvres dont on a parfois présupposé, au nom souvent de canons académiques et historiques, qu’elles ne réduisaient la « nature »9, en particulier végétale, au rang d’un ornement ou d’un décor et qu’elles illustraient nécessairement un certain anthropocentrisme. À la manière dont l’historienne des arts Estelle Zhong Mengual a entrepris, dans Apprendre à voir, de réévaluer la place du monde naturel dans les chefs d’œuvre de la tradition artistique et d’en faire surgir, en adoptant face à eux une nouvelle disponibilité : l’historien de l’art doit se faire « pisteur »10 pour entrevoir le tissage, au sein de l’œuvre et dans la manière dont elle s’adresse au spectateur, entre l’homme et la « Nature ».
C’est ainsi par exemple que Guillaume Gomot, analysant The Tree of Life de Terence Malick, réévalue le rôle et la fonction que jouent dans le film les plans consacrés aux arbres ou que Florence Gaiotti, constatant le succès en littérature de jeunesse du motif de l’environnement ou de la nature, souligne l’extraordinaire inventivité d’albums qui font parfois du livre une plante, invitant à dépasser la dichotomie entre « art » et « artifice », et « nature », ou incitant le lecteur à voir autant qu’à toucher.
Cet apprentissage d’une nouvelle perception de l’art, au nom d’une compréhension renouvelée des composantes du monde naturel et de leurs relations, peut également s’exercer sur des œuvres beaucoup plus anciennes et Emmanuele Coccia, en commentant Le Semeur de Van Gogh à partir de définitions contemporaines de la « nature », en a fait la preuve11. Ainsi Claudine Nédelec propose de relire les métamorphoses de la littérature galante française du XVIIe siècle en ne se contentant pas de prêter aux fleurs et aux plantes une valeur symbolique alors que Georges Métailié insiste notamment, en traduisant et en donnant accès aux premiers traités botaniques chinois en général peu connus, sur la dimension éminemment politique de la description de certaines espèces végétales.
Il convient alors peut-être, sans confondre nécessairement la « sensibilité » humaine qui pourrait s’exprimer dans les œuvres d’art ou à laquelle elles pourraient s’adresser, et les manifestations d’une sensibilité végétale mise à jour par certains biologistes, de nuancer l’accusation souvent réductrice d’« anthropocentrisme » des œuvres humaines et d’élucider, à nouveaux frais, la manière dont certaines productions artistiques, mettant en relation la sensibilité de l’homme qui y est représenté ou qui les regarde et la sensibilité des végétaux, ont pu ou auraient pu figurer une communion inédite, par la sensibilité, entre les règnes et les espèces.
[1] L’expression est empruntée au curieux choix de traduction, en français, du titre du livre de ces deux auteurs publié en 2013 : Verde brillante. Sensibilità e intelligenza del mondo vegetale (Firenze, Milano, Giunti Editore, 2013 ; L’Intelligence des plantes, trad. fr. Renaud Temperini, Paris, Albin Michel, 2018).
[2] Ibid., p. 689.
[3] Joseph PITTON DE TOURNEFORT, Elémens de botanique ou méthode pour connaître les plantes [1694], Lyon, Berniset et Compe, 1797, t. III, p. 353.
[4] Cf. notamment Jean-Baptiste DE LAMARCK, Encyclopédie méthodique, Paris, Agasse, Botanique, t. I, 1783, p. 36.
[5] Charles-François BRISSEAU DE MIRBEL, Traité d’anatomie et de physiologie végétale, Paris, F. Dufart, an X, t. I, p. 261.
[6] Carl von LINNÉ, Systema Naturae, Leiden, Haak, 1735, p. 2 : « Les pierres croissent, les plantes croissent et vivent, les animaux croissent, vivent et sentent ».
[7] Jacques RANCIÈRE, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 12.
[8] Cf. notamment Philippe DESCOLA, Une Écologie des relations, Paris, 2019, CNRS Éditions, « De vive voix ».
[9] L’usage du mot de « nature » rencontre la méfiance d’un certain nombre de philosophes, d’anthropologues, d’écologues et de tenants de l’écocritique qui lui préfèrent le mot d’« environnement ».Catherine LARRÈRE cependant, dans « Pour ne pas en finir avec la nature » suggère que l’abandon de ce terme pourrait signifier la victoire d’une modernité qui a identifié la nature à un « univers physique » régi par des lois fondamentales et sans considération pour le vivant (in Vous avez dit Nature, revue Critique, août-septembre 2022, n°903-904, p. 723-735). L’étude des volières permettra notamment de mettre en évidence une autre modernité possible qui, s’attachant à l’observation des espèces vivantes, a pu permettre le développement de théories savantes par-delà les entreprises de classification et de recherches de grandes « lois ».
[10] Estelle ZHONG MENGUAL, Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, Arles, Actes Sud, 2021, p. 46.
[11] Emanuele COCCIA, Le Semeur. De la nature contemporaine, Arles, Fondation Vincent Van Gogh, 2020.
Florence GAIOTTI
Sandrine MARCHAND
Isabelle ROUSSEL-GILLET
Anne Gaëlle WEBER
Université d’Artois, Textes et Cultures (UR 4028)