Comme l’affirme l’héroïne de Chahdortt Djavann dans Comment peut-on être français?, « c’est dans la langue que tout s’enracine »1. Ainsi la langue va bien au-delà de la communication. Loin d’être une simple formulation des mots qui permettent d’interagir avec notre semblable, elle constitue une part de nous-mêmes, de notre identité. Parfois, aucune autre langue que la nôtre ne sait mieux exprimer ce que nous ressentons, c’est ce qu’explique à propos de la langue française Léonora Miano avec son personnage Amandla dans Crépuscule du tourment : « Nous ne pouvons avoir certaines conversations dans cette langue. Une partie de nous est pour elle indicible. Nous le sentons tous »2.De ce fait, être dépossédé de sa langue, c’est perdre quelque chose de soi. Parler de soi dans la langue de l’autre, c’est en quelque sorte s’effacer. Naturellement, l’être humain a peur de disparaître ou bien de n’exister qu’en étant l’autre. C’est dans ce sillage que Maignan-Claverie affirme :
Le langage permet un retour du sujet sur lui-même et engage son être intime dans une affirmation identitaire au risque précisément, dans le cas où le locuteur ou l’écrivain use de la langue de l’Autre, d’une aliénation et d’une perte de soi3.
Alors il est tout à fait commun de rencontrer chez les peuples qui ont pour langue maternelle la langue de l’autre un sentiment de perte d’identité. Pour les auteurs sur qui pèse ce malaise identitaire, on note deux attitudes : les uns font cohabiter la langue maternelle et celle d'adoption ; les autres y ajoutent également d'autres langues avec lesquelles ils n'ont aucun lien. Chez d’autres écrivains encore, tels que Léopold Sédar Senghor, Calixte Béyala, Ahmadou Kourouma, Ousmane Sembène, Léonora Miano, Chahdorrt Djavann, Assia Djebar, on retrouve, en plus de ces deux types de langes, d’autres idiomes à l’état de traces. C’est à juste titre que Prieur et Pierrat affirment que « l’écriture apparaît alors comme un espace de tension et de rencontre entre des langues différentes »4.Mais ce phénomène de métissage peut aussi se produire chez les écrivains à « identité unique ». Ainsi, Michel Le Bris, dans son roman La Beauté du monde, s'inspire de l'histoire de Martin et Osa Johnson, grandes stars américaines.
Quelle signification donner à l’univers littéraire plurilingue qui apparaît dans Crépuscule du tourment de la franco-camerounaise Léonora Miano ? Entre espoir, identités troubles, quête de soi, soif de liberté, Léonora Miano fait parler les femmes pour redonner un sens à leur existence emprisonnée par des forces patriarcales et coloniales, car il existe un lien étroit entre les identités colonisées et le métissage linguistique.
Il s’agit en effet d’un roman publié en 2016 dans lequel l’auteur attribue la parole à quatre femmes qui s’adressent à un homme sous forme de lettres. Chaque lettre est un lieu où les destinatrices se racontent, expriment leur colère, leurs blessures, leurs traumatismes, leurs peurs, dans un monde où l’on ne vit pas, mais où l’on survit5. Par ailleurs, les récits de ces femmes sont marqués par une forte présence de langues multiples, à savoir le français6, le douala7, le camfranglais8, le pidgin English, l’anglais, le créole.
Lorsque l’on se tourne vers les pays qui ont été colonisés, « la langue d’écriture est imposée par la société, par l’école, par les habitudes acquises depuis la colonisation »9, comme le souligne le linguiste Musanji Ngalasso-Mwatha. De ce fait, s’exprimer ou écrire dans la langue de l’autre, c’est d’une certaine manière mettre en oubli sa propre langue. Puisque avant d’écrire, il est habituel pour l’écrivain de conceptualiser ce qu’il veut dire dans sa langue d’écriture. Cependant, dans cette utilisation de la langue de l’autre comme sa langue d’écriture, il y a deux figures d’écrivains qui reviennent : celui qui écrit sur son territoire et celui qui écrit en dehors de son territoire.
Pour le premier, il est certes évident et normal qu’il soit quelquefois miné par ce sentiment de perte de son identité. Mais il faut tout de même dire que ce malaise reste atténué par la possibilité qu’il a de s’identifier à la société dans laquelle il écrit. En effet, il écrit dans une société qui lui appartient, parce qu’elle abrite non seulement sa langue maternelle, mais aussi tout ce qui fait partie de la construction de son identité en tant qu’individu appartenant à un groupe social. Par conséquent, en dehors de sa réalité d’écrivain, il possède une réalité socio-culturelle. Et, par le biais de cette réalité, il a le privilège de pouvoir s’identifier à ses codes.
En revanche, écrire dans la langue de l’autre en dehors de son territoire est une expérience plus traumatique pour le sujet concerné, c’est « être d’ici et de là-bas, n’être plus de là-bas sans être d’ici, douter de son identité et voir ce doute renforcé dans le regard et le jugement de l’autre »10.Ainsi, le déracinement entraîne une confusion et une perte de repères identitaires. Car aller vers l’autre suppose de prime abord aller vers l’inconnu, vers le nouveau. Il faut dire que l’exilé se retrouve dans un monde où son identité n’est pas. Plus encore, il a le sentiment d’échapper à son identité d’origine, mais en même temps, il éprouve la difficulté à saisir la nouvelle identité qui s’offre en terre d’accueil. De ce fait, ce déchirement identitaire et le sentiment de perte de soi sont plus marqués chez l’écrivain en territoire d’adoption. La différence d’un individu ne se ressent et ne s’exprime que par rapport à l’autre qui, placé devant lui, diffère complètement de lui. C’est sans doute la raison pour laquelle les thématiques telles que le choc culturel, la quête identitaire ou encore le métissage linguistique s’épanouissent plus facilement sous la plume des écrivains en exil.
Par conséquent, lorsqu’un individu se retrouve dans un territoire où c’est la culture de l’autre qui est dominante, la définition de soi devient quelque chose de problématique. Ainsi, chez l’exilé, la confrontation avec son origine est toujours accompagnée d’une douleur, d’une nostalgie et, au-delà de tout, d’une peur de la disparition de soi-même. D’ailleurs, comme le dit Shmuel Trigano dans Le Temps de l’exil, « toute existence repose en effet sur ce qui la précède »11. Et l’héroïne de Chahdortt Djavann dans Comment peut-on être français ? le dit avec plus de véhémence : « Non, on n’échappe ni à son passé, ni à son histoire. Ils se réclament de vous. Ils sont à vous et vous êtes à eux »12. Cependant, sans le vouloir, au - delà des frontières, une nécessité de redéfinir sa propre identité va s’imposer. Les problématiques cruciales sont donc les suivantes : comment faire pour se redéfinir ? Comment faire pour éliminer la menace qui pèse sur sa propre identité ?
Entre les mains du sujet en exil, la littérature devient le plus souvent un territoire qui lui permet de reconstruire sa propre identité. Cela implique qu’au milieu d’une culture qui menace la sienne de disparition, l’écriture devient un outil de revendication et d’affirmation de sa propre culture.
Lorsque l’on parle de culture, la langue est un élément fondamental de l’identité d’un individu. D’ailleurs, comme l’affirme Mwatha-Musanji, « la langue est le fondement de la culture et le meilleur mode d’expression de la pensée »13.
Il existe un lien étroit entre les émotions de l'individu et sa langue maternelle, qui permet d'exprimer plus de sensibilité, de familiarité et de le faire avec plus de fluidité et de spontanéité. L’écrivain béninois Olympe Bhêly-Quenum exprime ainsi ce rapport à la langue :
En écrivant, il y a souvent un blocage : il m’arrive de ne pas pouvoir écrire une phrase en français. Je suis obligé de l’écrire en Fon ou en Yoruba en deux ou trois lignes, et plus tard, je développe et je traduis… C’est incroyable : il m’arrive brusquement, en parlant en français, qu’un mot m’échappe en Fon14.
Ainsi, l’on peut oser dire que notre langue nous connaît et que nous la connaissons. En elle, on se retrouve. Par conséquent, si elle vient à disparaître, nous aussi nous disparaissons avec elle. Lorsqu’il se tourne vers Crépuscule du tourment de Léonora Miano, au milieu de toute cette foule de mots français, le lecteur constate qu’il y a des mots intégrés dans le texte qui viennent d’une autre langue. Certains de ces mots marquent les origines de l’écrivaine, parce qu’ils sont écrits dans sa langue maternelle. Il est bon de préciser qu’il y a une double affirmation de soi qui apparaît dans le texte de Miano par le biais de la langue. Premièrement l’affirmation de son identité en tant que Camerounaise, et la seconde qui est en rapport avec son appartenance plus globale à l’Afrique.
Bien que Léonora Miano ait acquis la nationalité française, l’écriture est pour elle un espace qui lui permet de marquer son appartenance au Cameroun, sa mère patrie. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le déracinement ne crée pas une séparation entre l’exilé et son identité. L’exil vient au contraire révéler toute la valeur de son identité. Il existe donc une double dimension dans la notion de déracinement : l’éloignement provoqué par la rupture avec le territoire d’origine, mais aussi, paradoxalement, un fort rapprochement avec ce qui est laissé derrière soi. D’ailleurs comme le souligne Mwatha-Musanji :
Il est intéressant de constater que la plupart des œuvres d’auteurs africains exilés demeurent enracinées en terre africaine où elles puisent thématiques, personnages et cadres de l’action15.
Ceci se justifie par le fait qu’en exil, l’absence de soi, de ses repères identitaires, rapprochent l’exilé de lui-même. D’où le constat que, chez les auteurs francophones, la langue maternelle se glisse dans la langue de l’autre pendant l’acte d’écriture. C’est le cas avec Léonora Miano.
La lecture de Crépuscule du tourment révèle quelques mots écrits dans sa langue maternelle. L’on retrouve des termes tels que « Janea » (chef, en français), « Monen » (salutation du matin), « sita » (sœur), « Anti » (tante), « carabote » (maison en planches). Ces mots en Douala, la langue maternelle de l'auteure, parlée dans la partie littorale du Cameroun, sont les plus simples, ceux que sa communauté utilise au quotidien. Ils peuvent établir les liens à la famille, à la terre, au lieu où l'on vit… Ce recours à la langue maternelle peut s’interpréter de deux manières. Premièrement, il touche à une dimension plus intime, et peut traduire le désir d’exister par l’écriture. Écrire son identité comme un moyen de maintenir un rapport avec sa conscience culturelle. Ne pas se perdre soi-même au milieu d’une autre culture. Garder bien vivante la mémoire de ce que l’on est, d’où l’on vient. Tout faire pour y rester enraciné, car « les grands arbres enfoncent d’abord profondément leurs racines au sol avant de s’élever majestueusement au ciel16 ». Pour s’ouvrir à d’autres cultures, il faut d’abord être enraciné dans sa propre culture. Cet ancrage constitue un fondement sur lequel d’autres cultures pourraient s’asseoir afin d’enrichir notre propre identité. Sans ce premier fondement, toute autre construction identitaire resterait vulnérable et vacillante, car on ne peut pas accueillir l’identité de l’autre dans la disparition de soi-même. Par conséquent, écrire quelques mots dans sa langue maternelle permet à l’auteure de rester ancrée dans ses origines.
Par ailleurs, au-delà de ce rapport à soi-même, il y a une dimension plus globale qui implique le rapport avec sa communauté, car écrire quelques mots en sa langue maternelle permet au lecteur national de se retrouver dans l’univers que décrit la romancière. Cette forme de lecture est d’une forte résonance chez le lecteur qui s’identifie à cette langue maternelle, il se produit une sorte de retrouvaille textuelle entre lui et son identité singulière, ce qui renforce le sentiment d’appartenance culturelle. Mais il y a par-dessus tout un sentiment de fierté qui naît de cette écriture qui marque sa présence au monde. « Revenir à la langue maternelle, c’est lui donner un territoire, un public, une légitimité politique »17. C’est la raison pour laquelle il y a une autre dimension qui doit être prise en compte dans cette analyse. Il s’agit de la dimension internationale du métissage linguistique. En effet, la présence de la langue maternelle de l’auteure permet de faire exister son peuple et sa langue à l’échelle internationale. C’est, comme le dit Nathan Germain, « une prise de conscience d’un espace particulier et une ouverture plus générale au monde »18. On comprend pourquoi la vulgarisation linguistique ici se fait dans une simplicité au niveau des emprunts comme nous avons pu le voir précédemment. Un lecteur qui ne possède pas de lien avec sa langue maternelle peut facilement se familiariser avec les mots qu’utilise Léonora Miano, d’autant plus qu’il s’agit des expressions basiques de sa langue. Derrière l’idée de la revendication de soi par la langue, elle est aussi consciente qu’il y a une transmission qui se fait dans la simplicité. Il est bon de préciser qu’elle n’extrait de sa langue maternelle que les mots, pas les expressions, ce qui facilite encore la transmission.
Le texte de Léonora Miano compte au total cinq mots écrits dans sa langue maternelle. Il s’agit en effet pour l’auteure de laisser une trace subtile et indélébile de sa langue, une trace dont la seule perception permettra de rappeler la mémoire collective du peuple auquel elle appartient. L’autorité que possède la langue française à l’échelle internationale permet ainsi à la romancière l’expression de son identité singulière. Par conséquent, la romancière franco-camerounaise se penche sur « l’écriture qui permet de mélanger une langue mondiale (le français) avec la langue locale pour produire une réaffirmation du lieu local et une ouverture au syncrétisme culturel »19.
Il importe de noter que les personnages féminins de Léonora Miano sont pris au piège de leur féminité dans un contexte de domination masculine au Cameroun, où l’action se déroule. Ainsi, comme l’affirme la première voix féminine qui ouvre le roman : « Sous ces latitudes où le ciel n’est ni un abri ni un recours, être femme, c’est mettre à mort son cœur. Si l’on ne parvient pas, il faut au moins le museler. Qu’il se taise »20. Ces phrases mettent en exergue les libertés absentes de la femme noire dans une société patriarcale, ses frustrations internes emprisonnées par une contrainte au mutisme. Cette vie de douleurs donne naissance à une poétique de la révolte sous la plume de Miano. Car la lecture montre aussi que ses personnages se battent pour exister non pas en tant que femmes mais en tant qu’êtres humains libres. Il n'est pas question de nous intéresser à ces aspects de la condition afro-féminine ; toutefois à cette condition afro-féminine s'ajoute celle de l'identité colonisée. Au-delà de la fiction, il faut dire que l’écrivaine africaine se cherche pas seulement en tant que femme, mais aussi en tant qu’Africaine. On comprend pourquoi la deuxième voix féminine de Miano qui ouvre la partie deux de son roman affirme :
Je n’étais qu’une enfant lorsque ma mère m’apprit à récuser les appellations par lesquelles notre identité fut bafouée. Ces mots à travers lesquels on s’employa à nier notre humanité. Je sus très tôt que la terre où l’espèce humaine vit le jour s’appelait Kemet. Que nous étions des Kémites. Pas des Noirs. La race noire n’avait été inventée que pour nous bouter du genre humain21.
Au cœur de tous ces arrachements se trouvent aussi des pertes linguistiques. C’est la raison pour laquelle, loin d’être une esthétique littéraire, le métissage linguistique est avant tout une écriture de la quête identitaire. Quoi que l’on dise, c’est une douleur d’être un reflet de l’identité de l’autre. Et la colonisation a engendré d’énormes pertes culturelles, de telle sorte qu’aujourd’hui l’on peut observer une grande distance entre l’Africain et sa langue maternelle. Nombreux sont les Africains qui sont incapables de s’exprimer dans leur langue maternelle, ce qui engendre une réelle souffrance : cela justifie les thématiques de prédilection des études postcoloniales relatives à la réécriture de l’histoire, au métissage linguistique... Il s’agit de se trouver soi en tant qu’Africain, être original et non une copie de l’identité de l’autre. D’où l’idée de se réinventer à partir de la langue de l’autre dans l’optique de pouvoir s’identifier soi-même. C’est dans ce sillage que Léonora Miano affirme :
Dans ces territoires lointains, il (le français) a parfois un rythme, une couleur et une saveur particuliers. Puisqu'on ne pouvait plus faire autrement que le parler, il fallait pouvoir se l'approprier, y transvaser son esprit et sa culture, afin de pouvoir s'y reconnaître22.
Comment expliquer que les cultures française, québécoise, belge, suisse, voire africaine et maghrébine (à une certaine époque) ne soient pas identiques malgré l’emploi d’une même langue ? Comment expliquer également que les cultures brésilienne et portugaise d’une part, latino-américaine et espagnole d’autre part, soient différentes ?23
Les langues exportées rencontrent avant tout une identité particulière, avec sa manière propre de s’exprimer, son imaginaire, et sa façon d’exister, qui relève parfois de l’insaisissable. Car il est impossible de la transposer dans la langue écrite. La façon de se dire au monde revêt le plus souvent une dimension culturelle. Elle intègre la mélodie qui accompagne le discours, la gestuelle... Des éléments qui ne peuvent être décryptés que dans la langue oralisée. Ainsi, le camfranglais est un bel exemple qui exprime la manière dont un peuple peut se réapproprier des langues qui, au départ, étaient pour lui de l’ordre de l’inconnu. En effet, le Cameroun est un pays bilingue où l’on parle le français et l’anglais. Ainsi, le camfranglais est un argot camerounais né dans les années 1970 de l’association du français et de l’anglais. Il s’agit d’une langue qui reflète le mode de vie des Camerounais et épouse leur quotidien. Cette appropriation linguistique vient de la complicité présente entre les peuples qui utilisent ces langues, dans lesquelles ils transposent leur propre imagination, leur propre réalité et leur propre culture. Ainsi le français tel que parlé par les Camerounais aujourd’hui n’est plus le français des Français. De même que l’anglais tel que parlé par les Camerounais aujourd’hui n’est plus l’anglais des Anglais. D’ailleurs la langue dans son essence est évolutive et dynamique. Elle se modifie en fonction des cultures qu’elle côtoie.
Dans Crépuscule du tourment, on rencontre les mots tels que « Akata », « Jump », « Kick », « Lofombo », qui sont écrits en camfranglais. Il s’agit d’une langue de cohésion sociale qui permet aux Camerounais d’exprimer leur camerounité. Alors, en se réappropriant cette langue par l’écriture, Miano communique et propage les particularités linguistiques propres aux Camerounais. Mais, plus encore, elle brise les images du français et de l’anglais qui sont présentées comme des langues coloniales, c’est-à-dire des langues qui n’appartiennent pas aux Africains et font de ces derniers des éternels déculturés qui s’expriment dans la langue de l’autre. À partir du moment où il y a réappropriation linguistique, il y a également réinvention. Qui parle d’une langue réinventée parle d’une langue qui se crée à partir d’une ou plusieurs autres langues. Le camfranglais peut être considéré comme le triomphe des Camerounais sur la domination linguistique coloniale, comme le serait le créole, selon Jean Benoist :
Il fallait naître, comme culture et comme société. Naître contre vents et marées, à la façon d’un enfant non souhaité [...] La naissance du créole a été celle d’identités à la fois fortes et apparemment éclatées, car elles sont capables de se glisser sous le multiple pour en faire l’un, qu’il s’agisse des langues, des religions »24.
Par conséquent, il s’agit de renaître par soi et pour soi-même : une identité qui est affranchie de la domination culturelle de l’autre, et qui revit à partir de sa singularité. D’ailleurs Alain Mabanckou considère le métissage linguistique comme un « refus de domination, désir de créer une langue de 'ruse', celle que le maître ne saisirait pas, celle qui permettrait de reconquérir un jour sa liberté »25.
Le métissage linguistique est également un moyen qui permet à l’auteure de marquer ses origines au-delà du Cameroun pour s’identifier à toute l’Afrique. L’histoire de l’Afrique est une histoire de partage, car les peuples qui habitent le continent ont en commun le même passé colonial. Ils ont vécu les mêmes arrachements, les mêmes pertes, qu’ils soient d’ordre économique ou culturel. Tous les pays qui construisent l’Afrique subsaharienne ont pour langue nationale au moins une langue venue d’ailleurs : le français, l’anglais, le portugais… De ce fait, ces peuples ont aussi besoin de se réunir autour d’une langue afin de construire une identité commune à toute l’Afrique. C’est la raison pour laquelle l’auteure intègre dans cet univers de rencontre linguistique un mot en swahili. Il s’agit du terme « Umoja », qui signifie unité. En effet le swahili est une langue véhiculaire utilisée dans une grande partie de l’Afrique subsaharienne, reliant la majorité des peuples africains. L’usage de cette expression permet à l’auteure de s’identifier à l’Afrique. Elle emprunte également les mots qui incarnent la tradition africaine, plus précisément ceux des Afro-américains tels que « kwanzaa », du nom d’une fête des Afro-américains qui se déroule pendant la semaine du 26 décembre au 1er janvier ; « nguzo saba », qui sont les sept principes de la « kwanzaa ». L’insertion de ces mots dans son texte est un moyen pour Léonora Miano de faire connaître une tradition africaine. Un lecteur averti sera sûrement amené à rechercher la signification de ces mots, ce qui constitue d’une certaine manière l’intention de Léonora Miano : laisser une trace de la culture africaine pour la conserver. Toutefois, même si l’auteure n’est pas une Afro-américaine, elle s’identifie à ces Africains qui ont été déportés de l’Afrique pour être des esclaves en Amérique. D'ailleurs, le personnage qui emploie ces mots nourrit l'ambition d'enseigner la culture africaine aux enfants qu'elle réunit dans son « école de Heru », car elle pense que la culture africaine est en train de disparaître progressivement. Les enfants qui naissent dans les sociétés africaines post-coloniales ont de la difficulté à s’exprimer dans leur langue maternelle. Ils trouvent en effet l’héritage culturel laissé par le colonisateur, un héritage culturel qui tend à écraser leur propre culture. Ainsi, le choix des enfants ici n’est pas fortuit. Inculquer la culture à la jeunesse, c’est en quelque sorte une manière de la perpétuer. D’ailleurs Léonora Miano affirme au travers de son personnage : « Je travaille désormais pour restituer à l’humanité sa part manquante. La présence kémite »26. En effet, le kémitisme est un mouvement identitaire panafricain. Une forme de réappropriation et de revendication de ses origines, un retour aux sources. De ce fait, au-delà des frontières, l’œuvre de Miano apparaît comme un hymne de réappropriation, d’affirmation et de valorisation de son identité.
Le métissage linguistique qui se lit dans Crépuscule du tourment de Léonora Miano n’est donc pas un hasard. En impliquant dans son texte écrit en français sa langue maternelle, le swahili et les mots qui expriment une tradition africaine, c’est elle et sa communauté qu’elle implique, elle laisse des traces. La littérature donne la possibilité de faire exister sa langue au fil des ans. C’est un moyen puissant qui permet d’empêcher l’oubli de soi et de graver sa culture dans les mémoires. C’est dans ce sillage que Ngalasso-Mwatha affirme encore :
Écrire c’est fixer la parole par une trace visible sur un support matériel en vue de la conserver, de la faire durer, de la transmettre dans les générations futures. L’écriture introduit un mode de communication totalement différent de ce qui régit la parole quotidienne : alors que la langue orale se déroule dans le temps où elle se dilue instantanément, la langue écrite se cristallise dans l’espace qui la conserve presque indéfiniment27.
Par ailleurs, l'auteure a une autre revendication : elle veut s'affirmer en tant que citoyenne du monde. De prime abord, il est important de souligner que la langue n’est pas seulement un facteur d’unité et d’harmonie entre les membres d’un groupe social. Elle est aussi un facteur d’isolement et érige des barrières entre les différents peuples qui habitent le monde. L’incompréhension, l’inconnu se manifestent au travers de la culture. Aller vers l’autre implique de pouvoir communiquer avec lui. Un individu qui n’est pas d’une même culture que l’autre est considéré par ce dernier comme un étranger. Ainsi la culture, aussi belle soit-elle, peut finalement constituer une source de rejet, de clôture sur soi, et de non-acceptation de l’altérité.
Une question demeure dans ce monde où la notion de l’identité semble être une problématique qui agite de plus en plus les réflexions littéraires. Elle est celle de savoir comment vivre au-delà des cultures. Dans « L’emploi de langues étrangères comme procédé stylistique », W. Theodor Ellwert W. disait que « dans toute production littéraire, il est naturel que l’œuvre soit écrite en une seule langue, d’un bout à l’autre »28, présentant ainsi la langue d’écriture comme quelque chose de fermé qui ne devrait laisser passer aucun élément de différence. En revanche, l’univers plurilingue que construit Léonora Miano est une réponse à ces identités qui se veulent uniques et homogènes. Elle rejoint ainsi la pensée de Lyonel Trouillot lorsqu’il déclare :
Je crois en la possibilité d’une écriture-monde en français. Une écriture monde qui prendra la forme de littératures-mondes. Le pluriel me semble essentiel [...] Il faut des littératures en français exprimant les réalités du monde. Dans le dialogue avec l’idéal, l’histoire, le doute, l’exaltation et la dérision, la lucidité et la folie, la pensée et la forme29.
Par conséquent, ce qui anime les auteurs francophones, c’est un élan d’ouverture à l’autre. D’ailleurs, lorsqu’on a été colonisé, on a perdu le sens d’une identité dite homogène. On est conscient que son identité est marquée par l’autre. On ne cherche pas à s’en défaire ; on cherche plutôt à se réinventer, à unir ces différentes identités qui nous habitent pour en créer une nouvelle, plus insolite, à cause des éléments hétéroclites qui la constitueront. Par le biais de la langue, Miano crée un chemin de rencontre. Elle ouvre les frontières et permet à l’autre de venir à elle. En plus des langues précédemment citées, l’on rencontre aussi l’anglais et le créole dans le texte de Miano. Cette navigation entre plusieurs langues témoigne également de l’identité éclatée de l’auteure. Dans ce siècle où il est évident que le monde se caractérise par le cosmopolitisme, on comprendra l’éloge qu’Alain Mabanckou fait du multiculturalisme : « le défi consiste à rapporter de nos différentes » appartenances » ce qui pourrait édifier positivement un destin commun et assumé »30.
Le métissage linguistique est un lieu de rencontre. Une rencontre d’abord avec soi et son identité. Il importe pour les auteurs qui utilisent la langue de l’autre comme langue d’écriture de ne pas se laisser complètement posséder par elle. Il y a toujours une partie de soi qui doit être conservée. Car avant toute rencontre, c’est elle qui était. Et elle reste la base de notre identité. L’initiative de Miano montre que la rencontre avec l’autre ne doit en aucun cas effacer l’identité première. Au contraire, elle doit venir la fortifier, l’enrichir et la nourrir. Une seconde rencontre est celle du lecteur qui s’identifie à la langue maternelle de l’auteur. Une telle rencontre vient renforcer son sentiment d’appartenance à sa première identité. Mais au-delà de ces rencontres, le métissage linguistique présent dans le texte de Miano est un appel à l’universalité des langues, cette possibilité d’aller au-delà de sa culture pour pouvoir laisser une place à l’autre dans son univers. Il s’agit d’une connexion qui brise les hostilités linguistiques.
[1] Chahdortt DJAVANN, Comment peut- on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 285.
[2] Léonora MIANO, Crépuscule du tourment, Paris, Grasset, 2016, p. 97.
[3] Chantal MAIGNAN-CLAVERIE, Le métissage dans la littérature des Antilles françaises, Paris, Karthala, 2005, 444 p.
[4] J-M PRIEUR et G. PIERRA, « Langues en contact, théorie du sujet et écriture », Traverses, série langages et cultures, 1999, p. 28.
[5] Léonora MIANO, Crépuscule du tourment, Paris, Grasset, 2016, p. 21.
[6] Langue d’écriture de l’auteure.
[7] Langue maternelle de l’auteure parlée dans la partie littorale du Cameroun.
[8] Langue véhiculaire à base anglophone. Celle employée dans le texte est celle du Cameroun.
[9] Musanji NGALASSO-MWATHA, « Écrire en langue seconde. Le discours des écrivains africains francophones », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 2007, n°59, p. 119.
[10] « 1985-2005 : vingt années d’écriture migrante au Québec. Les voies d’une herméneutique », textes rassemblés et présentés par Marc ARINO, et Marie-Lyne PICCIONE, Eidôlon, n°80, Presses universitaires de Bordeaux, décembre 2007, p. 3.
[11] Shmuel TRIGANO, Le temps de l’exil, Paris, Manuels Payot, 2001, p. 14.
[12] Chahdortt DJAVANN, Comment peut- on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 285.
[13] Musanji NGALASSO-MWATHA, « Écrire en langue seconde. Le discours des écrivains africains francophones », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 2007, n°59, p. 116.
[14] Olympe BÊHLI-QUENUM, « Écriture noire en question (débat) », Notre librairie. Revue du livre : Afrique, Caraïbes, Océan indien, n°65 : 14, Paris, Clef, 1982, p. 14.
[15] Musanji NGALASSO-MWATHA, L’exil dans la littérature africaine écrite en français, Écritures de l’exil Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2009, p. 7. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pub.39997.
[16] Were Were LIKING, L’amour-cent-vies, Paris, Publisud, 1988, p. 59.
[17] Martine PAULIN, « Langue maternelle et langue d’écriture », Hommes & migrations, n°1288, 2010, p. 121.
[18] Nathan GERMAIN, « Une poétique des espaces : lecture éco-critique des géographies et langages hybrides dans Verre Cassé », Alternative francophone, vol. 2, 4, 2019, p. 61.
[19] Nathan GERMAIN, « Une poétique des espaces : lecture éco-critique des géographies et langages hybrides dans Verre Cassé », Alternative francophone, vol. 2, 4, 2019, p. 67.
[20] Léonora MIANO, Crépuscule du tourment, Paris, Grasset, 2016, p. 10.
[21] Ibid., p. 84-85.
[22] Léonora MIANO, « Le français pousse à l’ombre des baobabs », Libération, 2006, https://www.liberation.fr/france/2006/03/16/leonora-miano-le-francais-pousse-a-l-ombre-des-baobabs-_32953/.
[23] Patrick.CHARAUDEAU, « Langue, discours et identité culturelle », Éla. Études de linguistique appliquée, vol. 123-124, no. 3-4, 2001, p. 343.
[24] Jean BENOIST, « Les mondes créoles comme paradigme de la mondialisation ? », dans Selim ABOU (dir), Universalisation et différenciation des univers culturels, Beyrouth, AUF/Université Saint Joseph, p. 99-100.
[25] Alain MABANCKOU, Le monde est mon langage, Paris, Grasset, p. 58.
[26] Léonora MIANO, Crépuscule du tourment, Paris, Grasset, 2016, p. 123.
[27] Musanji NGALASSO-MWATHA, « Écrire en langue seconde. Le discours des écrivains africains francophones », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, n°59, 2007, p. 109.
[28] W. Theodor ELWERT, « L’emploi de langues étrangères comme procédé stylistique », Revue de littérature comparée, 34, 1960, p. 409.
[29] Lyonel TROUILLOT, « Langues, voyages et archipels », Paris, Gallimard, 2007, p. 201.
[30] Alain MABANCKOU, Le monde est mon langage, Paris, Grasset, 2016, p. 12.
Résumé
Les littératures africaines sont marquées par une présence du métissage linguistique qui tient de la crise identitaire causée par l’acculturation coloniale, mais qui est aussi la marque d’une quête identitaire. Le plurilinguisme originel de cette littérature se perpétue avec des auteurs comme Léonora Miano, qui en font un territoire de reconstruction et de création de nouvelles identités, au-delà des barrières linguistiques. Un métissage linguistique de la singularité, qui en protégeant la langue maternelle de l’oubli vise aussi à l’universel, transcendant les frontières culturelles entre humains.
Abstract
African literatures are marked by the presence of linguistic crossbreeding, which is related to the identity crisis resulting from colonial acculturation, but which is also a sign of the quest for identity. Writers such as Leonora Miano carry on the tradition of multilingualism of those literatures, by making their work a territory on which identity can be reconstructed, or created anew, going beyond linguistic barriers. Such linguistic crossbreeding protects the mother tongue from oblivion and thus claims singularity, but it also aims at reaching a universal dimension, crossing the cultural borders between humans.
Exister au-delà des frontières
Affirmer son identité singulière par la langue maternelle
Le Camfranglais comme expression du triomphe sur la domination linguistique coloniale
Sortir du Cameroun pour marquer son appartenance à l’Afrique par le plurilinguisme
Le métissage linguistique comme l’expression de son appartenance au monde
Valdess MOMENÉ MBOM
Université de Lorraine
Laboratoire LIS (Littératures, imaginaire et sociétés)
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