Lire la littérature irlandaise de langue anglaise, c’est être en permanence confronté à la situation linguistique paradoxale de cette littérature, qui repose sur un métissage linguistique qui a débuté il y a plusieurs siècles, mais qui ne s’est, pour ainsi dire, jamais arrêté. En effet, l’Irlande a deux langues officielles, mais une seule langue sacrée « nationale » dans la Constitution. Bunreacht ne hÉireann, la Constitution Irlandaise, rédigée par le premier Taoiseach ou Premier Ministre de la République d’Irlande ou Éire, Eamon De Valera, en 1937, reconnaît le gaélique comme langue nationale et première langue officielle. La Constitution ajoute après coup et un peu à contre-cœur que l’anglais est aussi reconnu comme langue officielle (mais non nationale)1.
Déjà à l’époque, et encore plus aujourd’hui, la différence entre les statuts constitutionnels des deux langues est loin d’être reflétée dans la réalité. Dans la vie publique, dans la vie politique, dans la vie quotidienne et dans la littérature, c’est sans aucun doute l’anglais qui domine. D’ailleurs, le succès économique récent de l’Irlande dépend en grande partie de l’installation des Google et autres GAFA sur le territoire, qui s’explique, outre le régime fiscal avantageux, par la présence d’une main d’œuvre qualifiée et anglophone. Lorsque l’Irlande a rejoint l’Union Européenne en 1973, elle est devenue le seul pays membre dont la langue nationale et officielle n’avait pas le statut de langue de travail officielle des institutions communautaires2.
Deux langues au statut officiel, mais dont l’utilisation réelle est très différente, et donc aussi deux traditions littéraires : une, minoritaire en gaélique, l’autre, bien plus connue, en anglais. Mais cette tradition littéraire de langue anglaise est en fait le fruit d’un métissage linguistique qui se manifeste sous la forme d’une troisième voie linguistique : le Hiberno-English. Telle est la désignation de l’anglais que l’on parle en Irlande : l’anglais, mais qui porte de nombreuses traces du gaélique – des traces grammaticales, lexicales ou encore phonologiques, que tout locuteur natif du Hiberno-English utilise, souvent sans s’en douter. Tout auteur aussi, et c’est de ce métissage linguistique en littérature qu’il va s’agir ici.
Il faut, pour commencer, comprendre les origines de la situation linguistique actuelle de l’île, issue de la longue histoire de la cohabitation, parfois amicale, plus souvent antagoniste, des deux langues sur l’île. Ensuite, nous allons esquisser quelques traits du Hiberno-English, ainsi que son utilisation littéraire chez Joyce et Seamus Heaney. Nous allons enfin en venir à l’auteur contemporain sur lequel cet article va se concentrer, Hugo Hamilton, en particulier le premier tome de son autobiographie, The Speckled People (2003), et le roman Dublin Palms (2019). Ces deux textes explorent la relation tendue de l’auteur avec la langue anglaise et décrivent à quel point le métissage linguistique qu’est le Hiberno-English est au cœur de son projet littéraire, car c’est l’existence de traces du gaélique dans l’anglais de l’auteur qui rend possible l’écriture.
L’histoire particulière de Hamilton, qu’il nous livre dans The Speckled People, peut justifier sa présence dans une publication sur le métissage linguistique en littérature. En effet, Hamilton a grandi dans l’Irlande des années 1950 – l’Irlande venait de consolider son indépendance en devenant une République en 1949, sous le nom officiel d’Éire (article 4 de la Constitution), Irlande en gaélique. À cette époque, le premier Taoiseach de la République et bâtisseur de l’indépendance d’Irlande, Eamon De Valera, développe sa vision de l’Irlande qu’il définit en opposition à l’ancien pouvoir colonial – là où la Grande-Bretagne était protestante, l’Irlande sera catholique, là où l’Angleterre était industrialisée, l’Irlande sera rurale et traditionnelle, là où en Angleterre on parlait anglais, en Irlande on parlera gaélique.
Si la volonté politique d’une renaissance de la langue gaélique est là, elle est confrontée à une réalité bien différente : la langue anglaise s’est implantée partout et est déjà depuis quelque temps la langue dominante, sauf dans quelques régions reculées concentrées à l’ouest et au sud-ouest du pays. Dans cette Irlande naît Hugo Hamilton, également connu sous le nom Johannes O’Hurmoltaigh. Son père, Sean O’Hurmoltaigh est un nationaliste fervent, qui interdit l’utilisation de l’anglais sous son toit. Anglophobe convaincu, le père de Hugo est, en revanche, un germanophile confirmé, et lors de l’arrivée d’Irmgard Kaiser en Irlande, venue en pèlerinage pour essayer d’oublier les horreurs dont elle a été témoin en Allemagne pendant la guerre, se forme très vite le couple, dont Hugo sera le deuxième fils. L’enfance de Hugo se passe donc dans une famille où l’on parle allemand et gaélique, mais dès qu’il passe la porte, c’est l’anglais qu’il entend. Cette polyphonie informe toute l’œuvre de Hamilton, des romans et des nouvelles qu’il écrit exclusivement en anglais, mais un anglais qui porte les traces du gaélique qui a été la langue familiale de son enfance.
Quelle est l’histoire des langues parlées sur l’île d’Irlande ? Le gaélique, langue celtique faisant partie du groupe des langues indo-européennes, est parlé en Irlande à partir de l’an 300 à peu près, et commence à s’écrire à partir de 650 (sous l’influence du latin). Mais contrairement à la partie de l’actuelle Grande-Bretagne au sud du mur d’Hadrien, l’Irlande n’a jamais été envahie par les Romains, et le latin est resté l’apanage des érudits (et surtout de l’église) jusqu’au XIXe siècle. C’est en 1167, avec l’invasion anglo-normande, qu’arrive la première version de l’anglais en Irlande, et l’anglais devient rapidement la langue de l’administration. Les deux peuples, et donc les deux langues, cohabitent en paix pendant près de deux siècles, au point que leurs différences s’effacent, ce qui déplaît au roi Édouard III d’Angleterre, qui s’inquiète de la pérennité de la langue anglaise en Irlande, et provoque la promulgation de la loi dite Statute of Kilkenny en 1366, la première interdiction de l’utilisation de la langue du pays :
If any English or Irish living amongst the English use the Irish language amongst themselves contrary to this ordnance and thereof be attaint, that his lands and tenements, if he have any, be seized into the hands of his immediate lord until he come to one of the places of our lord the King and find sufficient surety to adopt and use the English language3.
Ce n’est pas la dernière loi qui restreint l’utilisation du gaélique, car sous Henri VII en 1494, la loi de Kilkenny est suivie de Poynings Law, qui s’énonce en ces termes :
Be it enacted that every person or persons, the King’s true subjects, inhabiting this land of Ireland, of what estate, condition or degree he or they be, or shall be, to the uttermost of their power, cunning, and knowledge, shall use and speak commonly the English tongue and language4.
La volonté politique d’imposer l’anglais au détriment du gaélique est donc évidente à partir du XIVe siècle, et le déclin du gaélique est ainsi entamé. Les documents officiels ne sont rédigés qu’en anglais, et le pouvoir appartient à ceux qui ne parlent qu’anglais. D’emblée, tous les Irlandais qui le pouvaient veillaient à ce que leurs enfants acquissent l’anglais pour garantir leur succès ou au moins, leur faciliter le départ : l’émigration vers la Grande-Bretagne et les États-Unis a longtemps été la voie de sortie de la pauvreté pour les Irlandais.
La langue nationale n’est pas, à cette époque, revendiquée par le mouvement nationaliste. En effet, les débuts de la grogne nationaliste prenaient surtout une forme religieuse plutôt que linguistique – on revendiquait son catholicisme, non pas son utilisation de la langue nationale. D’ailleurs Daniel O’Connell, figure du nationalisme irlandais du dix-neuvième siècle, revendique la supériorité de la langue anglaise et dit en 1833 que c’est sans regret qu’il verrait la disparition du gaélique :
I am sufficiently utilitarian not to regret its gradual abandonment. A diversity of tongues is of no benefit; it was first imposed as a curse, at the building of Babel. It would be of vast advantage to mankind if all the inhabitants of the earth spoke the same language.
Therefore, although the language is associated with many recollections that twine round the hearts of Irishmen, yet the superior utility of the English tongue, as the medium of all modern communication is so great, that I can witness, without a sigh, the gradual disuse of Irish5.
Le mouvement nationaliste ne s’intéresse à la question linguistique que vers la fin du XIXe siècle avec la création en 1893 du Gaelic League (Conradh na Gaeilge) mais la question linguistique prend de plus en plus d’ampleur, et finit par déboucher sur l’article 8 de la constitution de 1937 dont il a déjà été question. C’est aussi cette revendication nationaliste de l’utilisation de la langue gaélique qui jouera un rôle important dans l’œuvre de Hugo Hamilton.
Cette longue histoire de la cohabitation des deux langues a nécessairement provoqué des métissages et des influences d’une langue sur l’autre. L’impact de l’anglais sur le gaélique a surtout eu pour effet de le remplacer, quoiqu’on trouve dans le gaélique tel qu’il est encore parlé dans certaines parties de l’Irlande de nombreux emprunts lexicaux provenant de l’anglais. Mais c’est l’impact du gaélique sur l’anglais tel qu’il est parlé en Irlande qui va nous intéresser ici. Pour Terence P. Dolan, expert en Hiberno-English, la prévalence du dialecte parmi les utilisateurs de la langue anglaise sur l’île ne fait aucun doute :
Hiberno-English is the national standard language of Ireland, the majority language. Even those few speakers who deludedly think they are using so-called ‘Standard English’ disclose many linguistic features which characterise them as Irish6.
Le gaélique est le substrat, la langue mineure qui n’arrive pas à s’imposer face à la langue du colon, mais qui laisse des traces dans la langue imposée. Ces traces peuvent être lexicales, phonologiques, voire grammaticales.
Le Hiberno-English contient donc des éléments qui proviennent du gaélique. Lexicalement, on peut relever, par exemple, le « craic/crack », le poteen, ou encore le brack ou barmbrack, gâteau irlandais associé à la période d’Halloween, qui apparaît dès le titre de l’autobiographie de Hamilton.
Grammaticalement, on peut relever l’absence en gaélique d’un mot pour « oui » et « non », obligeant à la répétition du verbe dans la réponse, répétition qui est reproduite en Hiberno-English: Are you well? I am / I am not. On peut aussi constater l’absence d’un verbe « avoir » en gaélique, qui implique l’utilisation de tournures directement issues du gaélique pour exprimer le temps du passé généralement construit à l’aide de l’auxiliaire have en anglais. I have eaten my dinner sera rendu en Hiberno-English de la façon suivante : I am after eating my dinner, calque du gaélique, Ta mé tar éis mo dhinnéar a ithe.
L’interrogation indirecte en Hiberno-English se passe de l’utilisation de if/whether et garde la syntaxe inversée de la question : ‘She asked him was he coming to the party’ en Hiberno-English, ‘She asked him if he was coming to the party’ en anglais standard. L’absence d’article indéfini en gaélique a contribué aussi à une utilisation particulière de l’article défini en Hiberno-English comme dans le titre de la pièce de Roddy Doyle, Guess who’s coming for the dinner.
Pendant très longtemps, le Hiberno-English aura été source de moquerie, considéré comme grammaticalement incorrect par les Anglais, qui se voyaient comme les garants de l’authenticité de la langue. Il a fallu du temps pour qu’il soit revendiqué en tant que langue littéraire. Cette idée de devoir toujours s’excuser des fautes qui émaillent son anglais est exprimée par le poète nord-irlandais Seamus Heaney dans son poème « Clearances » de 1987, où il fait référence à une possible rechute dans la mauvaise grammaire (« relapse into the wrong Grammar »)7.
Nous ne pouvons pas ne pas mentionner, ne serait-ce brièvement, le très célèbre passage de Joyce dans A Portrait of the Artist as a Young Man où son professeur demande au jeune Stephen d’utiliser un entonnoir pour remplir la lampe à huile. Il utilise le terme « funnel », terme que Stephen ne comprend pas, car il aurait utilisé en Hiberno-English le mot “tundish”. Tundish est en réalité un mot bien anglais, un mot qui date du XIVe siècle et qui est donc bien plus ancien que le terme qu’utilise le professeur – une des caractéristiques du Hiberno-English est d’avoir souvent gardé un terme plus ancien. L’important dans ce passage est le sentiment de Stephen de ne pas être « chez lui » en anglais.
The little word seemed to have turned a rapier point of his sensitiveness against this courteous and vigilant foe. He felt with a smart of dejection that the man to whom he was speaking was a countryman of Ben Jonson. He thought:
— The language in which we are speaking is his before it is mine. How different are the words home, Christ, ale, master, on his lips and on mine! I cannot speak or write these words without unrest of spirit. His language, so familiar and so foreign, will always be for me an acquired speech. I have not made or accepted its words. My voice holds them at bay. My soul frets in the shadow of his language8.
D’après Terence Dolan,
Joyce chose “tundish” because for him it represented an older form of English which typified a major feature of Hiberno-English, not least in its power to symbolise the invasion of Ireland by England and its language, as well as its capacity to divide the Irish from the English, by rendering them unable to understand each other and to make one feel inferior to the other9.
Stephen exprime bien ce sentiment d’infériorité dans le passage précédemment cité (et réciproquement, la supériorité conférée au professeur par l’utilisation du « bon anglais »), mais Joyce touche ici aussi à l’utilisation poétique de la langue, de toute langue ». Alors que le professeur anglais s’amuse du choix lexical pittoresque de son élève irlandais, ce qui intéresse Stephen/Joyce, c’est comment créer de la beauté à partir des éléments naturels à sa disposition : les « lumps of earth » de l’auteur ne sont autres que les mots, et Stephen/Joyce s’interroge sur la capacité d’un auteur irlandais à créer une œuvre littéraire dans et avec des mots qui ne sont pas les siens (« an acquired speech »). Tandis que Joyce fera plus tard le choix de créer sa propre langue (FinnegansWake) pour esquiver cette difficulté, il a pleinement joué de cet écueil dans, par exemple, Ulysses, qui profite de ces deux facettes de la langue anglaise identifiées dans A Portrait of the Artist as a Young Man. L’anglais étant une langue si familière et si étrangère à la fois, Joyce puise dedans pour forger sa propre langue littéraire, et alors que Ulysses est en très grande partie rédigé en anglais standard, Joyce n’hésite pas à mettre du Hiberno-English dans la bouche de ses personnages, soulignant ainsi la relation compliquée que peuvent entretenir les écrivains irlandais avec la langue anglaise.
Une solution littéraire au casse-tête linguistique que représente l’anglais pour un auteur irlandais est de choisir de ne pas avoir honte de la « wrong grammar » que représente le Hiberno-English mais de l’adopter pleinement. C’est ce qu’a fait très consciemment Seamus Heaney dans sa traduction en anglais contemporain de Beowulf, un poème épique de plus de 3000 vers rédigé entre le milieu du VIIe siècle et la fin du Xe siècle, en vieil anglais. Il est considéré comme un ouvrage clé de la littérature de langue anglaise, et fait toujours partie du cursus universitaire en anglais. En général, on l’étudie dans une traduction en anglais moderne car le vieil-anglais, ou l’anglo-saxon, est une langue germanique qui n’est pas intelligible à quiconque ne l’a pas étudiée spécifiquement.
Seamus Heaney découvre et étudie Beowulf à Queens University Belfast. Bien plus tard, pendant les années 1980, on lui demande une nouvelle traduction pour la Norton Anthology of English Literature. Mais Heaney a longtemps hésité et n’a fini par accepter cette commande que beaucoup plus tard (la nouvelle traduction parait en 1999). S’il a changé d’avis, c’est parce qu’il a fini par accepter qu’en tant que poète, il a sa propre place dans la langue anglaise, et que s’il choisit d’occuper cette place il ne nie pas ses origines mais les exprime pleinement. Heaney explique ceci dans son introduction à sa nouvelle traduction de Beowulf. Né dans une famille catholique et nationaliste à Derry en Irlande du Nord, Heaney a été éduqué dans une école catholique où il a appris le gaélique. Il y a aussi découvert que c’est cette langue-là qu’il aurait dû parler, si on ne la lui avait pas volée. Il explique que pour lui les deux langues ne coexistaient que selon une logique de « l’une ou l’autre », et qu’elles ne pouvaient pas fonctionner ensemble. Du fait de cette histoire personnelle, l’anglais de Beowulf n’était pas pour Heaney sa langue : « And yet to persuade myself that I was born into its language and that its language was born into me took a while »10.
Ce qui a fini de convaincre Heaney d’entreprendre la traduction est la prise de conscience, qui prend des allures de découverte, que certains mots du vieil anglo-saxon dans le poème, alors qu’ils ne s’emploient plus en anglais contemporain, lui étaient familiers car ils avaient survécu dans le Hiberno-English de l’ouest de l’Irlande du Nord. La traduction s’avère donc non seulement possible, mais aussi souhaitable et passionnante : elle ouvre ce que Heaney appelle « an elsewhere of potential » – un ailleurs où tout est possible, où l’anglais ne s’oppose pas au gaélique, mais où le Hiberno-English de son enfance devient aussi langue littéraire apte à répondre aux exigences de la traduction d’une œuvre clé de la littérature de langue anglaise.
« An elsewhere of potential » de Heaney est une nécessité vitale pour l’enfant-narrateur de l’autobiographie de Hugo Hamilton, The Speckled People. Heaney découvre dans le Hiberno-English ce qu’il appelle « un pays linguistique sans partition » où le choix de la langue ne déterminerait pas son appartenance à une communauté ou une autre, « some unpartitioned linguistic country, a region where one’s language would not be simply a badge of ethnicity or a matter of cultural preference or an official imposition, but an entry into further language »11.
Dans The Speckled People, le père du narrateur considère la langue comme une arme de plus dans la guerre pour la vraie, l’ultime indépendance de l’Irlande, et il est prêt à utiliser ses enfants comme “armes” dans cette guerre des langues. Dans l’enfance telle qu’elle est décrite dans The Speckled People, les langues anglaise et gaélique sont forcément en opposition : comme pour Heaney, c’est l’une ou l’autre, mais la coexistence des deux n’est pas envisageable. The Speckled People raconte comment l’auteur Hugo Hamilton s’est quand même forgé une langue littéraire, en anglais, en dépit des interdictions paternelles, et ceci grâce à l’apport du gaélique, par son adoption du Hiberno-English.
L’incipit des mémoires de Hamilton décrit bien sa double appartenance linguistique : « When I was small I woke up in Germany. […] Then I got up and looked out the window and saw Ireland »12. La particularité de l’enfance de Hamilton est que la langue parlée partout et par tout le monde en Irlande, le Hiberno-English, est interdite au sein de son foyer. L’un des traits les plus simples du Hiberno-English est la déformation phonologique de mots anglais : dans les premières lignes du texte, l’enfant raconte un incident où « I fell over a man lying on the grass with his mouth open. He sat up suddenly and said, ‘What the Jayses?’»13. Peut-être à cause de l’utilisation blasphématoire du nom de Jésus, l’enfant accourt vers ses parents pour leur raconter ce qu’il vient d’entendre : «I got up quickly and ran back to my mother and father. I told them that the man said ‘Jayses’ »14. Cette découverte le marque au point qu’il raconte l’épisode dans les toutes premières phrases de son autobiographie. Un peu plus loin, lorsqu’il exprime le désir de toute la fratrie de se sentir chez elle en Irlande, en utilisant la langue du pays, il revient sur cet épisode : « So then we try to be Irish. […] We’re Irish and we say ‘Jaysus’ every time the wave curls in and hits the rocks with a big thump »15. Cette expression anodine en apparence est loin de l’être en réalité, et lorsqu’elle revient dans les dernières pages du texte, l’on comprend, avec le narrateur, que l’anglais tant décrié par le père du jeune Hugo n’est pas que la langue du colon, mais qu’il contient, et maintient même en vie le gaélique. Ce passage suggère que la reconnaissance par l’auteur du Hiberno-English comme langue littéraire possible aura été nécessaire au développement de la carrière d’écrivain de Hugo Hamilton.
Avant d’en venir à la conclusion du texte, quelques exemples de l’anglais employé par le narrateur ne seront pas inutiles pour comprendre à la fois le Hiberno-English et l’attitude des protagonistes impliqués dans la vie du narrateur envers cette langue. Le titre The Speckled People illustre on ne peut plus clairement le phénomène en jeu dans le métissage entre anglais et gaélique qu’est le Hiberno-English. « The speckled people » est une appellation utilisée par le père pour décrire ses enfants :
We’re the speckled people, he says, the ‘brack’ people, which is a word that comes from the Irish language […] breac is a word, he explains, that the Irish people brought with them when they were crossing over into the English language. It means speckled, dappled, flecked, spotted, coloured. A trout is brack and so is a speckled horse. A barm brack is a loaf of bread with raisins in it and was borrowed from the Irish words bairín breac. So we are the speckled Irish, the brack-Irish. Brack home-made Irish bread with German raisins16.
Le Hiberno-English est donc « speckled » : du pain anglais avec des raisins secs irlandais dedans ou alors du pain irlandais avec des raisins secs anglais dedans. Mais le père du narrateur ne le voit pas sous cet angle. Alors qu’il est plus que content que l’allemand et le gaélique coexistent sous son toit, il n’accepte pas le métissage qui s’opère pourtant partout dans son pays, que ce soit par l’hibernicisation de l’anglais de ses compatriotes, ou par l’anglicisation du gaélique parlé par ce qu’il considère comme les vrais Irlandais – les gaélophones. C’est le cas de la jeune fille que son père fait venir du Connemara pour s’occuper des frères au moment de la naissance de leur sœur cadette, et il va de soi qu’elle doit s’occuper d’eux en gaélique. Mais la langue de cette jeune fille qui vient du Gaeltacht (les régions où l’on parle gaélique au quotidien) ne saurait satisfaire les exigences du père. En effet, là où l’on parle le gaélique au quotidien, cette langue n’est pas une langue morte – elle s’adapte au monde moderne et adopte parfois, voire souvent, des mots anglais, un peu à la façon du Hiberno-English qui avait à son tour adopté des mots venant du gaélique. Après une sortie à la plage avec Aine, les garçons reviennent et souhaitent raconter à leur père ce qui leur est arrivé au moment de jeter des pierres dans l’eau. Mais ce dernier ne s’intéresse guère à ce qu’ils essaient de lui dire, car ils ont le malheur d’utiliser le mot anglais « Stones ». Le père s’en prend à Aine, qui ne voit pas où est le mal. La langue qu’elle parle fait preuve de souplesse : un mot anglais peut se nicher au sein d’une phrase dont la syntaxe et les autres éléments lexicaux restent, pour elle, du gaélique. Du coup, elle défie le père et parle un gaélique authentique et vivant, car issu de métissage : « ’Stone mór’ and ‘Stone beag,’ she says. Big stone and little stone »17.
C’est peut-être même l’attitude libérée d’Aine en ce qui concerne la langue qui commence à montrer le chemin au narrateur, car peu après l’épisode des pierres, le frère aîné de Hugo construit un mur dans leur jardin et chantonne en marchant dessus : « Walk on the wall, walk on the wall… »17. La fureur du père face à cet affrontement linguistique le pousse à frapper son fils avec une violence telle que le nez de Franz s’en trouve cassé. Cet épisode marque le jeune Hugo, et ce n’est pas étonnant que l’image de l’enfant qui marche en équilibre sur un mur séparant deux zones et qui y prend du plaisir prenne l’allure d’un manifeste poétique pour le narrateur, qui, à un moment clé vers la fin du texte, reconnaît que pour trouver sa voix littéraire, il lui faudra, lui aussi, marcher sur un mur – n’écrire ni en anglais, ni en gaélique, mais dans une langue qui tient des deux : le Hiberno-English.
Dans le dernier chapitre de l’autobiographie, où le jeune Hugo se trouve de nouveau à la plage, là où il avait entendu le « Jaysus » de l’homme allongé dans l’herbe dans les toutes premières phrases du texte, il est surpris et s’écrie : « ’Jaysus, what the Jaysus.’ I kept saying. ‘Jaysus what the Jaysus of a bully belly Jaysus’ »18. Cette épiphanie correspond à une prise de conscience qu’il peut se tenir en équilibre sur le mur, et, qui plus est, s’y sentir bien : « I’m not afraid of being homesick and having no language to live in. I don’t have to be like anyone else. I’m walking on the wall and nobody can stop me »19 sont les dernières phrases du dernier chapitre (hors épilogue).
« Walking on the wall », c’est se tenir en équilibre linguistique – c’est ne pas tomber d’un côté, en gaélique, ni de l’autre, en anglais « standard », mais utiliser cette langue hybride, métissée, qui a si bien servi à tant d’autres auteurs irlandais avant lui. Et Hugo Hamilton a raison de dire que « personne ne peut l’arrêter », car, à la suite de cette autobiographie et du deuxième tome qui l’a suivie, il a également publié d’autres romans, dont l’avant-dernier, Dublin Palms, publié en 2019, dans lequel le narrateur décrit le gaélique comme « ghost language ». Le narrateur met du temps à comprendre qu’il s’agit d’une langue fantôme dans un sens positif, que c’est le gaélique qui hante l’anglais de l’auteur, et que ce métissage linguistique entre langue hantante et langue hantée se traduit par le Hiberno-English.
Le narrateur de Dublin Palms travaille dans des archives de musique traditionnelle irlandaise, créées dans l’objectif de maintenir en vie une langue mourante :
The organisation I work for has been set up to preserve a minority language. Normally referred to as the native language. Some people call it the dead language. It is not spoken on the street, only written in the shadow script above the street names. My work is carried out entirely in this ghost langage – Gaelic, Irish20.
Le bureau qu’occupe le narrateur se trouve dans un sous-sol, qui est explicitement assimilé à une tombe pour cette langue mourante, car il est décrit à deux reprises comme « the dead basement »21. Le narrateur se trouve atteint d’une maladie mystérieuse liée à son lieu de travail et qui se manifeste dans sa bouche (« my ghost mouth »)22 et surtout dans ses dents. Le dentiste ne trouve pas la cause des douleurs ressenties par le narrateur, car la dent est morte. Le narrateur lui demande tout de même d’extraire cette dent, comme s’il fallait extraire la langue morte de la bouche du narrateur pour lui donner sa voix (en anglais) : « Like he was removing a language from my mouth »23. Mais tout comme les amputés qui ressentent des douleurs du membre fantôme, « I experienced phantom pain from time to time »24.
Si la langue gaélique, même morte, même amputée, continue de hanter le narrateur, c’est parce qu’il se sent étranger dans la langue anglaise, une sensation qu’il décrit ainsi : « I speak in crowded sentences. A rush of misplaced words that don’t belong to me. […] I do my best to speak with guile, but it sounds contrived, like borrowing a scarf without permission »25.
Comme Stephen Dedalus dans A Portrait of the Artist as a Young Man, le narrateur a « l’âme inquiète » de se sentir exclu de la langue anglaise. Sa situation est compliquée par la présence des langues anglaise et gaélique, mais aussi l’allemand transmis par sa mère. La seule solution semble être l’appropriation d’une quatrième langue, celle issue de l’hybridité entre l’anglais et le gaélique. Au début du roman, le narrateur n’a qu’une intuition que l’anglais qu’il entend autour de lui n’est peut-être pas l’ennemi. À de nombreuses reprises, l’anglais est décrit comme « the language of the street »26. Si l’anglais est la langue de la rue à Dublin, où le narrateur vit, il ne s’agit pas simplement de l’anglais, mais bien du Hiberno-English, une quatrième langue disponible au narrateur, comme le passage suivant semble l’indiquer :
In Irish, to be short of money is to be naked. It is the lender who has money on the borrower, the person without funds is left stripped. To owe a debt in my mother’s langage is to be guilty of it, in German you are pronounced guilty of the amount owed. Being indebted in English is to be obliged, bound, beholden, liable, embarrassed, encumbered, accountable, in hock, shy. In the language of the street, we were thousands shy27.
Ce passage semble suggérer que le narrateur a un quatrième choix, qui n’est ni l’anglais, ni le gaélique, ni l’allemand, mais bien la langue de la rue, l’anglais hanté par le « ghost language » ou le « shadow language »28 qu’est le gaélique, qui remonte d’outre-tombe pour infiltrer la langue de la rue : « Words often came to me first in my mother’s langage […] I formed a sentence in German, then I veered down into the native basement and came up at street level with a verb in English »29.
Les dernières phrases du roman suggèrent que le narrateur a puisé dans l’hybridité du Hiberno-English pour ne plus se sentir étranger dans la langue (toutes ses langues), pour que cet « elsewhere of potential » dont parlait Seamus Heaney ne soit plus un ailleurs, mais un chez soi :
We can face what we lost. What we left behind. We can start again, make up a new story for ourselves. We can invent new ways of telling who we are and where we come from. We can speak our way home30.
[1] « 1. The Irish language as the national language is the first official language. 2. The English language is recognised as a second official language », Bunreacht na hÉireann (Constitution of Ireland, enacted in 1937), Article 8.
2 La langue irlandaise n’a été reconnue comme langue officielle qu’en 2005 par le règlement 920/2005/CE. Cette reconnaissance était assortie d’une dérogation de cinq ans sur l’usage de l’irlandais au sein des institutions européennes. Cette dérogation a été prorogée par les règlements 1257/2010/CE, puis 2015/2264/CE pour des périodes successives de cinq ans. Cette dernière est arrivée à expiration le 31 décembre 2021.
[3] Quoted in D. MACGHIOLLA CHRIOST, The Irish Language in Ireland: From Goídel to Globalisation, Abingdon, Routledge, 2005, p. 53.
[4] Ibid., p. 69.
[5] Quoted in Feargus DENMAN, Ireland in Crisis: Analyses and Proposed Solutions, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2012, p. 12.
[6] Terence DOLAN, « Translating Irelands: the English language in the Irish context », in M. CRONIN & C. Ó CUILEANAIN (éd.), The Languages of Ireland, Dublin, Four Courts Press, 2003, p. 78-92, p. 78.
[7] Seamus HEANEY, « Clearances », in Opened Ground: Selected Poems 1966-1996, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1990, p. 48.
[8] James JOYCE, A Portrait of the Artist as a Young Man, Londres, Barnes and Noble, 1992, p. 204.
[9] T. DOLAN, op. cit., p. 80.
[10] Seamus HEANEY, Beowulf: A New Translation, Londres, Faber, 1999, p. xxii.
[11] Ibid., p. XXV.
[12] Hugo HAMILTON, The Speckled People, Londres, Harper Perennial, 2003, p. 1.
[13] Ibid., p. 1.
[14] Op. cit.
[15] Ibid., p. 5.
[16] Ibid., p. 7.
[17] Ibid., p. 29.
[18] Ibid., p. 294.
[19] Ibid., p. 295.
[20] Hugo HAMILTON, Dublin Palms, Londres, Fourth Estate, 2019, p. 2.
[21] Ibid., p. 119 et 138.
[22] Ibid., p. 62.
[23] Ibid., p. 140.
[24] Op. cit.
[25] Ibid., p. 34.
[26] Ibid., p. 6, 23, 51, 52, 130, 170.
[27] Ibid., p. 170.
[28] Ibid., p. 9, 38, 86, 96, 130, 162, 212, 228.
[29] Ibid., p. 66-67.
[30] Ibid., p. 277.
Résumé
Hugo Hamilton raconte dans son mémoire The Speckled People comment son père autoritaire et nationaliste bannit la langue anglaise des échanges familiaux. Le texte n’est pas rédigé en anglais standard, mais utilise des éléments du Hiberno-English, langue métissée entre l’anglais et le gaélique, utilisée par tant d’auteurs irlandais. Cet article décrit l’évolution des deux langues parlées en Irlande et leur utilisation littéraire avant d’aborder The Speckled People et Dublin Palms et le chemin que parcourt le narrateur vers l’acceptation du Hiberno-English comme langue de création littéraire.
Abstract
Hugo Hamilton’s autobiography The Speckled People describes a childhood from which the English language was banished by an authoritarian and nationalistic father. The text is not written in standard English, but uses elements of Hiberno-English, the hybrid language mixing elements of English and Irish used by so many Irish writers. This article describes the development of the two languages spoken in Ireland and their literary use before turning to The Speckled People and Dublin Palms and the narrator’s journey towards acceptance of Hiberno-English as a language of creative writing.
Helen PENET
Université de Lille (CECILLE, ULR 4074)
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