« Avant le voyage de Humboldt, l’Encyclopédie de Diderot avait à peine consacré vingt lignes discutables à tout notre continent [...]. Après Humboldt, ce furent vingt pages »1, écrit l'Uruguayen Angel Kalenberg. Le naturaliste, botaniste et géographe berlinois Alexandre de Humboldt, qui réalise une célèbre expédition en Amérique avec le Français Aimé Bonpland entre 1799 et 1804, est en effet souvent qualifié de « second découvreur de l’Amérique ». La bibliographie concernant Humboldt est extrêmement abondante. Loin de prétendre faire le tour d’une vie et d’une œuvre si monumentales, déjà amplement commentées et étudiées, nous souhaitons nous concentrer sur la vision du monde et de la nature exposée dans quelques passages de Cosmos, ouvrage en quatre volumes que Humboldt écrivit lors des dernières années de sa vie, entre 1834 et 1859, et qu’il considérait à juste titre comme « l’œuvre de sa vie entière ». Cela nous conduira à évoquer les liens entre art et science dans la pensée de Humboldt et à nous attarder ensuite sur la théorie de la physionomie de la nature et sur les fondements de l’école artistique humboldtienne.
Dans l’Introduction de Cosmos, Humboldt décrit les deux comportements que l’homme est susceptible d’avoir face à la nature : le premier est empreint de superstition et considère la nature avec crainte et respect. L’homme, impressionné par les forces spirituelles de la nature, est terrorisé, et la raison cède la place à la superstition2. Le second comportement est celui du scientifique qui, au contraire, est arrivé à un certain « développement intellectuel » et base ses réflexions sur « l’observation » des phénomènes naturels, « fécondée par le raisonnement »3. Mais le scientifique est, selon Humboldt, loin d’être d’une éthique irréprochable. Humboldt dénonce des « observations peu exactes et incomplètes », un « empirisme » « arrogant » et « borné »4 et ce qu’il désapprouve plus que tout, c’est le manque d’ouverture d’esprit et la tendance au cloisonnement des scientifiques, qui ne lèguent à leurs successeurs qu’un « assemblage de dogmes incomplets » et « des préjugés populaires » et qui surtout « empêche l’esprit de s’élever aux grandes vues de la nature »5. La science multiplie les exceptions au lieu de voir dans la nature une « succession régulière » et « un développement interne et progressif ». La science « sans cesse incline à croire interrompu l’ordre de la nature »6.
Devant ces deux impasses, Humboldt propose une troisième façon d’envisager la nature : il veut saisir la nature dans son ensemble, au sein d’une perspective totalisante et globalisante : Cosmos se veut une « description physique du monde »7,
un tableau de la nature présentant l’ensemble des phénomènes de l’univers depuis les nébuleuses planétaires jusqu’à la géographie des plantes et des animaux, en terminant par les races d’hommes8.
Humboldt veut réunir les découvertes liées au ciel et à l’espace, celles qui ont trait à la surface de la terre et celles qui concernent les espaces souterrains9. Son but est de transformer « la physique du globe en une physique du monde », et ainsi de s’élever à une science plus totale, « la science du Cosmos »10.
Le naturaliste allemand veut donc étudier toutes les parties de l’univers. Mais il est fondamental de comprendre que selon lui, le monde n’est pas un endroit où cohabitent des phénomènes isolés. Au contraire, il envisage le monde comme un réseau d’éléments interdépendants. Humboldt affirme qu’il faut
saisir le monde des phénomènes et des forces physiques dans leur connexité et leur influence mutuelles11 ; considérer chaque organisme comme une partie de la création entière, […] reconnaître dans la plante et dans l’animal non l’espèce isolée, mais une forme liée, dans la chaîne des êtres, à d’autres formes vivantes ou éteintes12.
L’important est donc de ne pas isoler la partie du Tout, de ne pas s’abstraire dans la contemplation et l’étude d’un seul élément qui nous ferait oublier l’ensemble auquel il appartient.
Pour en être capable, le scientifique doit, selon Humboldt, connaître chaque domaine des sciences, sans se limiter à l’une d’entre elles : pour « comprendre les lois qui composent la physique du monde », il se doit « d’acquérir une instruction solide dans les parties spéciales des sciences naturelles »13. Non seulement le naturaliste doit être érudit dans chaque domaine de la science, mais il doit également connaître très précisément toutes les découvertes réalisées précédemment au cours de l’histoire14. En résumé, pour Humboldt, l’attitude du vrai scientifique consiste à réunir les parties d’un Tout, tant du point de vue de ce qu’il observe (géographie et physique) que du point de vue de sa propre formation (scientifique et historique).
Le naturaliste doit aspirer autant que possible à une certaine omniscience, ou en tout cas à une curiosité illimitée et diversifiée tout à fait contraire à une spécialisation trop ciblée, une curiosité qui lui permettrait d’accéder à une vision globale et entière de l’univers pensé comme un grand ensemble où tout est en connexion.
Le naturaliste ne doit donc surtout pas s’enfermer dans un cloisonnement disciplinaire. Ainsi, par exemple, « la botanique descriptive » ne doit pas rester « circonscrite dans les étroites limites de l’étude des formes et de leur réunion en genres et en espèces »15. La botanique peut au contraire conduire le naturaliste qui ne craint pas d’élargir son champ d’études à la notion de « géographie des plantes », qui correspond à la répartition terrestre des plantes. Or, l’étude des causes de cette répartition conduit nécessairement à des études météorologiques16. Ainsi une science ne peut exister indépendamment d’une autre science.
Cependant, Humboldt ne souhaite pas seulement réunir les sciences entre elles, il pense qu’il est également nécessaire d’unir les sciences et les lettres. Il est autant préoccupé par le contenu de son ouvrage, Cosmos, que par son style. « La composition d’un tel ouvrage, dit-il, aspire à réunir au mérite du fond scientifique celui de la forme littéraire »17. Humboldt se demande en effet avec inquiétude comment transmettre son savoir sans ennuyer le lecteur18, et comment ne pas ôter la vie inhérente à la nature qu’il va décrire. Il s’agit de ne pas « ôter aux tableaux de la nature le souffle qui les vivifie »19. « Donner des résultats » trop « généraux » ou exposer « une trop grande multitude de faits particuliers » rendrait le discours « aride » et « monotone »20. Pour éviter ces deux écueils, Humboldt préconise l’emploi d’un style qu’on peut qualifier de littéraire : « la description exacte et précise des phénomènes n’est absolument pas inconciliable avec la peinture animée et vivante des scènes imposantes de la création »21. En fait, non seulement un langage littéraire peut dépeindre des observations scientifiques mais c’est même une nécessité, parce que la nature est grandiose et que les mots qui la décrivent doivent être dignes de la « majesté de la création »22. Mais aussi parce que c’est grâce à un style littéraire que l’on dépasse l’encyclopédisme. Cosmos se veut une œuvre résolument universalisante. Cette volonté de voir le monde dans sa totalité et dans sa « connexité », nécessite donc un langage à la hauteur de ses ambitions : un langage qu’il qualifie d’« animé et de pittoresque »23. En outre, d’après Humboldt, la fantaisie et la richesse du langage enrichissent la science. Il déclare :
J’aime à me persuader que les sciences exposées dans un langage qui s’élève à leur hauteur, grave et animé à la fois, doivent offrir […] une des plus vives jouissances, celle d’enrichir l’esprit d’idées nouvelles24.
La beauté du langage, l’art d’écrire, l’inspiration littéraire permettent au lecteur d’apprécier encore mieux les descriptions des sciences naturelles :
Lorsque, par l’originalité de sa structure et sa richesse native, la langue parvient à donner du charme et de la clarté aux tableaux de la nature […], elle répand en même temps comme un souffle de vie sur la pensée25.
Le langage décrivant les observations scientifiques doit donc être grave mais animé, clair mais charmant : autant joindre l’utile et l’agréable, et lire un traité scientifique comme on lirait un roman.
Humboldt plaide pour la réconciliation des lettres et des sciences. Elles tendent vers le même but : « féconder l’intelligence »26. Il ne faut pas craindre que l’étude de la nature ralentisse l’étude de la philosophie, de l’histoire ou des lettres classiques, que l’étude de la nature prive les œuvres d’art du « souffle vivifiant de l’imagination »27. Les créations de l’esprit ne sont pas rivales. Les lettres et les sciences ont même besoin l’une de l’autre, car « par une heureuse connexité de causes et d’effets, souvent même sans que l’homme en ait la prévision, le vrai, le beau, le bon, se trouvent liés à l’utile »28.
Plus que les disciplines elles-mêmes, ce sont les sensibilités qu’il ne faut pas opposer. Ce n’est pas parce que l’on aime la science, dit Humboldt, que l’on ne sait pas apprécier la nature dans toute sa splendeur. Il contredit Edmund Burke qui prétend que l’« ignorance des choses de la nature est la cause principale de l’admiration qu’elles nous inspirent »29. Au contraire, pense Humboldt, lorsque l’on connaît « les grands rapports qui lient les phénomènes », on est à même d’apprécier encore mieux la beauté des paysages naturels, qui laissent alors « une impression plus imposante et plus digne de la majesté de la création »30. Le « sentiment du sublime » n’est pas réservé au seul poète. Humboldt s’inscrit en faux contre un vieux préjugé : l’étude des sciences exactes ne refroidit et ne diminue en rien le plaisir de la contemplation de la nature31.
Humboldt était dessinateur lui-même et montrait un grand intérêt pour la littérature et la peinture. Dans un chapitre de Cosmos, il expose une histoire de la description des paysages dans la littérature, et passe en revue tous les poètes et écrivains de la nature en partant des Grecs et jusqu’à Goethe ; en passant par Chateaubriand, Rousseau ou Bernardin de St-Pierre. Au sujet de Goethe, il déclare :
Qui a plus éloquemment invité ses concitoyens “à résoudre l’énigme sacrée de l’univers”, à renouveler l’alliance qui, dans l’enfance de l’humanité, unissait, en vue d’une œuvre commune, la philosophie, la physique et la poésie? 32.
En ce qui concerne à présent la peinture, Humboldt étudie dans Cosmos l’« Influence de la peinture de paysage sur l’étude de la nature », et dans ce but il scrute attentivement toute l’histoire de l’art depuis les origines jusqu’à son époque, pour examiner de quelle façon la nature a été traitée par les peintres. Humboldt se propose d’apporter sa pierre à l’édifice de la peinture de paysage : il souhaite « si l’art a quelque chose encore à attendre », « indiquer une voie nouvelle pour retourner, du moins en pensée, à l’antique alliance de la science, de l’art et de la poésie »33. Avant de voir en quoi consiste son projet pour la peinture de paysage, il nous faut souligner que Humboldt décrit la nature avec les yeux d’un peintre. Il écrit par exemple, dans Tableaux de la Nature :
Quoi de plus pittoresque que ces Fougères arborescentes qui déploient leurs feuilles délicates au-dessus des Chênes-lauriers du Mexique : quoi de plus attrayant que ces buissons de Bananiers ombragés par des Graminées en arbre, telles que les Guadua et les Bambous ?34.
Humboldt utilise un vocabulaire emprunté à la peinture, employant sans restriction les termes pittoresque, contour, couleur, forme, trait, comme dans cette phrase où l’on perçoit l’artiste qui sommeille en lui :
Plus, en approchant des tropiques, on voit augmenter la variété des formes, la grâce des contours et les combinaisons des couleurs, plus on sent la force et l’éternelle jeunesse de la vie organique35.
Humboldt contemple la nature avec le regard de celui qui s’apprête à peindre un paysage et qui recherche une composition et un point de vue particulier pour son tableau : « L’azur profond du ciel des tropiques, entrevu à travers les folioles délicates des Mimosa, est d’un effet extrêmement pittoresque »36. Comme l’écrit Renate Löschner :
Humboldt décrit le ciel bleu foncé derrière les branches panachées de mimosa, et attire notre attention sur le contraste pittoresque entre les lys et les bananiers d’un côté, et les formes de cactus de l’autre. Le choc de différentes couleurs entre elles impressionnait extrêmement le grand naturaliste : les splendides orchidées poussant sur des troncs obscurs, des arbustes verts à côté de fleurs multicolores qui apparaissent entre des racines, et des plantes grimpantes s’enroulant autour des arbres37.
Humboldt regarde la nature comme un peintre le ferait ; et faute de peindre la nature lui-même, il conçoit des projets et a de grandes ambitions pour les artistes. Cette nature sublime et grandiose du Nouveau Monde, les peintres de paysages doivent en faire leur sujet de tableaux, non en se basant sur des gravures ou en fréquentant les jardins botaniques, mais en allant sur place, sur le terrain.
Ce serait une entreprise digne d’un grand artiste d’étudier le caractère de toutes ces formes végétales, non dans des serres ou dans les descriptions des botanistes, mais en face même de la grande nature des tropiques »38,
écrit-il.
Les peintres ont un immense champ qui s’ouvre à eux, le continent sud-américain est vaste et riche en splendeurs. Humboldt affirme : « la vie d’un peintre ne suffirait pas pour reproduire, en se bornant même à un étroit espace de terre, les magnifiques orchidées qui ornent les vallées profondes des Andes du Pérou »39.
Humboldt souhaite motiver les voyageurs artistes à parcourir les régions qu’il a lui-même explorées afin de représenter fidèlement les paysages grandioses de l’Amérique, que l’on ne peut en aucun cas comparer aux paysages de l’Ancien Monde. La reproduction artistique de la nature tropicale est une préoccupation fondamentale pour Humboldt. Il imagine une collaboration entre l’artiste et le naturaliste, pour atteindre une meilleure connaissance de la nature américaine. Humboldt espère aussi que le genre de la peinture de paysage, qui, au tout début du XIXe siècle, éveille encore peu l’attention, soit considérablement enrichi par les merveilleux paysages d’Amérique latine, qui n’ont pas encore été représentés en peinture. Comme l’écrit Löschner :
Humboldt était immensément en avance sur son temps lorsqu’il suggérait aux artistes, déjà aux alentours de 1800, de peindre directement au milieu du paysage tropical. Pour cela, il exigea, en total concordance avec l’esprit de l’époque de Goethe, de contempler la nature comme un Tout, de révéler dans sa multiplicité l’unité de la vie. Il fallait traduire en peinture la concomitance des phénomènes de la nature. Les conditions de la végétation et du climat devaient se manifester au spectateur des tableaux. Pour cela, il fallait accentuer ce qui était typique d’une région et élaborer la physionomie d’un paysage40.
Humboldt considère en effet que, de même que chaque individu, chaque région du monde a une physionomie distincte :
Les expressions de nature suisse ou de ciel de l’Italie, en usage parmi les peintres, ont pris naissance dans le sentiment confus de ces caractères propres à telle ou telle région. L’azur du ciel, les jeux de l’ombre et de la lumière, les vapeurs qui s’accumulent dans le lointain, les formes des animaux, la vigueur de la végétation, l’éclat de la verdure, le contour des montagnes, sont autant d’éléments qui déterminent l’impression que produit sur nous une contrée41.
Les termes « sentiment confus » ou « impression » qu’il emploie montrent qu’il ne se réfère pas uniquement à des critères scientifiques, mais aussi à des sensations subjectives. Le scientifique qu’il est ne refuse pas la sensibilité et l’émerveillement : il les accueille et les laisse imprégner et inspirer son travail.
Ce qui compte le plus pour déterminer la physionomie d’une région est, d’après Humboldt, l’aspect et la densité de la végétation. De même, la silhouette et l’apparence de chaque plante joue un rôle important. Humboldt, en accord avec les idées de Goethe sur la morphologie, recherchait, parmi les innombrables plantes de la terre, certaines formes « primaires », c’est-à-dire des plantes qui caractériseraient l’aspect d’un paysage et qui en même temps symboliseraient l’essentiel d’un ensemble de plantes. Il répartit les végétaux en seize types, parmi lesquels se trouvent les palmiers, les fougères, les orchidées, les arums... Il crée ces catégories de plantes, non pas selon des critères uniquement botaniques, mais aussi selon des critères plutôt esthétiques et artistiques : il s’agit des types de plantes « dont la physionomie offre une étude importante au peintre paysagiste » : « Il ne s’agit ici que des grands contours qui déterminent la physionomie de la végétation, et de l’analogie d’impression que reçoit le contemplateur de la nature »42.
Les peintres devaient donc se concentrer sur la reproduction de ces plantes : il fallait rendre visuellement la forme de la plante mais aussi sa façon de pousser. Humboldt espérait que les artistes saisissent des motifs sur le terrain à l’aide de croquis puis réalisent de grandes compositions avec de nombreuses espèces de plantes. À travers la reproduction de ces ensembles de plantes, l’artiste ne devait pas simplement représenter un endroit précis, il devait montrer des zones climatiques, comme la forêt tropicale ou la savane. Humboldt a publié dans Essai sur la Géographie des plantes une planche célèbre afin de prouver que la répartition de la végétation sur les flancs des montagnes tropicales est analogue à sa répartition sur la terre, entre l’équateur et les pôles.
L’expédition de Humboldt et l’œuvre qui en découla fascinèrent les artistes voyageurs et nombre d’entre eux partirent en Amérique du Sud, sur les traces du grand naturaliste. Johann Moritz Rugendas est l’artiste qui répondit le mieux aux attentes de Humboldt. Suite à son voyage au Brésil entre 1821 et 1824, il publia à Paris un magnifique album illustré de cent lithographies, intitulé Voyage pittoresque au Brésil. Sa rencontre avec Humboldt allait donner lieu à une belle collaboration et à une longue amitié. Lorsque Humboldt découvrit les dessins de Rugendas, il lui écrivit :
Le pouvoir de mon imagination, mon ami distingué, est complètement comblé par les formes exubérantes du monde tropical que vos talentueux dessins représentent si fidèlement et avec tant de splendeur. [...] J’ai vécu six ans parmi ces formes et vous me semblez être le seul à avoir capté avec maestria leur véritable caractère43.
À Paris, Rugendas va se remémorer son voyage au Brésil et composer de magnifiques peintures de forêts brésiliennes, qui vont provoquer l’admiration sans borne de Humboldt. Ce dernier va soutenir Rugendas dans son projet d’entreprendre un second grand voyage américain. Rugendas s’embarque en 1831 et durant quinze ans, il parcourra le Mexique, le Chili, l’Argentine, le Pérou, la Bolivie et l’Uruguay, poussé par un désir universaliste de dessiner et de représenter tout ce qui croisera son chemin : paysages, villages, éléments architecturaux, coutumes et traditions des peuples rencontrés, vues urbaines peuplés de personnages, scènes champêtres, etc. Rugendas va intégrer les conseils de Humboldt et lors de son voyage au Mexique, il va parfois enrichir ses peintures de paysages pour « recréer l’aspect global d’une région, en ajoutant des spécimens de la végétation propres d’une zone climatique et de petites figures typiques de la région pour animer le décor »44. L’historien de l’art Pablo Diener observe : « Les tableaux de paysages de Rugendas semblent être des vues fortuites, mais en fait elles représentent un résumé de ce qu’il est possible de trouver dans une région déterminée »45.
Je conclurai en prenant pour exemple cette sublime peinture à l’huile de Rugendas intitulée Indiens dans la forêt vierge brésilienne (1830) (fig. 1), peinte à Paris sur la base de souvenirs et de croquis du voyage brésilien. Cette œuvre concorde parfaitement avec les souhaits du grand naturaliste berlinois. On y distingue les différents types de plantes qu’il a décrits ; chaque élément végétal est représenté avec minutie et avec une précision quasi scientifique tout en s’inscrivant dans un grand ensemble enchevêtré et relié, où tout est visiblement interdépendant. Chaque plante manifeste sa singularité par et à travers la proximité et le contraste avec les autres formes végétales. Tout exprime la vie : on ressent la poussée organique, la sève qui circule dans chaque tige, la vitalité de chaque liane. Chaque élément semble être à sa place, tout en étant indispensable à l’équilibre d’une biosphère où le plus petit élément est aussi important que le plus grand, dans un grand Tout harmonieux. Cette peinture traduit, selon les mots de Diener, « l’influence de Humboldt et à travers elle, également celle de Goethe, qui concevait la nature comme une totalité et un entrelacement organique de topographie, flore, faune et vie humaine »46. Ce tableau correspond en tout point à ces phrases de Humboldt, énoncées dans Cosmos :
La peinture de paysage [...] exige de la part des sens une variété infinie d’observations immédiates, observations que l’esprit doit s’assimiler, pour les féconder par sa puissance et les rendre aux sens, sous la forme d’une œuvre d’art. Le grand style de la peinture de paysage est le fruit d’une contemplation profonde de la nature et de la transformation qui s’opère dans l’intérieur de la pensée47.
La peinture de paysage, pour Humboldt doit être imprégnée de l’émotion qu’a ressenti l’artiste devant la nature ; elle doit être le fruit de « la profondeur des sentiments et de la force de l’imagination qui anime les artistes »48. La perception sensible doit ensuite être transcendée par une « sensibilité profonde » et « une puissante imagination »49. La rigueur d’une observation scientifique de la nature se marie donc avec la sensibilité et l’imagination de l’artiste, dans une osmose entre science et art qui a depuis rarement été atteinte.
Fig. 1 : Johann Moritz Rugendas, Indiens dans la forêt vierge brésilienne, vers 1830, Huile sur toile, 62,5 x 49,5 cm, Fondation des Châteaux et Jardins prussiens de Berlin-Brandebourg/ Stiftung Preußische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg (SPSG)/ Fotograf: Roland Handrick.
[1] Angel KALENBERG, « La de-velación de América Latina», in Renate LÖSCHNER (dir.), Artistas alemanes en Latinoamérica. Pintores y naturalistas en el siglo XIX ilustran un continente, Berlin, Reimer, 1978, p. 15-20, p. 20.
[2] Alexandre de HUMBOLDT, Cosmos. Essai d’une description physique du monde, Paris, Editions Utz, 2000 (1re éd. : 1847-1859), p. 50.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 51.
[7] Ibid., p. 33.
[8] Ibid., p. 35.
[9] Ibid., p. 36.
[10] Ibid., p. 66.
[11] Ibid., p. 33.
[12] Ibid., p. 54.
[13] Ibid., p. 33.
[14] Ibid., p. 54.
[15] Ibid., p. 33.
[16] Ibid., p. 34.
[17] Ibid.
[18] Ibid., p. 37.
[19] Ibid., p. 34.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 35.
[22] Ibid., p. 37.
[23] Ibid., p. 67.
[24] Ibid., p. 63.
[25] Ibid., p. 67.
[26] Ibid., p. 65.
[27] Ibid.
[28] Ibid.
[29] Ibid., p. 52.
[30] Ibid.
[31] Ibid., p. 52, 53.
[32] Ibid., p. 405.
[33] Ibid., p. 419.
[34] Alexandre de HUMBOLDT, Tableaux de la Nature, Nanterre, Editions européennes Erasme, 1990 (1re éd. : 1808), p. 367.
[35] Ibid., p. 340, 341.
[36] Ibid., p. 358.
[37] Renate LOSCHNER, Artistas alemanes en Latinoamérica. Pintores y naturalistas en el siglo XIX ilustran un continente, Berlin, Reimer, 1978, p. 21 (traduction de la citation : Lucile Magnin).
[38] A. De HUMBOLDT, Tableaux de la Nature, op. cit., p. 365.
[39] Ibid., p. 360.
[40] Renate LOSCHNER, Alexander von Humboldt, inspirador de una nueva ilustración de América. Artistas y científicos alemanes en Sudamérica y México, Berlin, Ibero-Amerikanisches Institut, 1988, p. 10 (traduction de la citation : Lucile Magnin).
[41] A. De HUMBOLDT, Tableaux de la Nature, op. cit., p. 344, 345.
[42] Alexandre de HUMBOLDT, Essai sur la géographie des plantes, Nanterre, Ed. Erasme, 1990 (1re éd. : 1807), p. 32.
[43] Cité dans Gertrud RICHERT, « Johann Moritz Rugendas, Un pintor alemán en Ibero-América », Anales de la Universidad de Chile, 117/118, Santiago, 1959/60, p. 315-316.
[44] Pablo DIENER, Rugendas, 1802-1858, Augsburg, Wissner, 1997, p. 35.
[45] Ibid.
[46] Ibid.
[47] A. De HUMBOLDT, Cosmos. Essai d’une description physique du monde, op. cit., p. 418.
[48] Ibid.
[49] Ibid., p. 419.
Résumé
Cet article propose un aperçu de la vision du monde de Alexandre de Humboldt et s’intéresse en particulier au regard artistique que le grand naturaliste portait sur la nature. Humboldt a développé le concept de physionomie de la nature et encourageait les peintres à partir en Amérique pour peindre sur place la luxuriante nature tropicale. Il fut émerveillé en particulier par les peintures de J. M. Rugendas, qui quant à lui suivit les recommandations du savant dans ses représentations de la végétation latino-américaine.
Resumen
Este artículo propone un panorama de la visión del mundo de Alejandro de Humboldt y se interesa en particular en la mirada artística que el gran naturalista tenía hacia la naturaleza. Humboldt desarrolló el concepto de fisionomía de la naturaleza y animaba a los pintores a salir a América para pintar en el mismo lugar la lujuriante naturaleza tropical. Le maravillaron en particular las pinturas de J. M. Rugendas, quien, por su parte, siguió las recomendaciones del sabio en sus representaciones de la vegetación latinoamericana.
Introduction
La science du Cosmos
Réunir les sciences et les lettres
Un regard d’artiste
L’École artistique de Humboldt
Conclusion
Illustration
Lucile MAGNIN
Université Savoie Mont Blanc, Laboratoire Langages, Littératures, Sociétés, Etudes Transfrontalières et Internationales (LLSETI), EA 3706, Chambéry, France
DIENER, Pablo, Rugendas, 1802-1858, Augsburg, Wissner, 1997.
KALENBERG, Ángel, « La de-velación de América Latina », in Renate LÖSCHNER (dir.), Artistas alemanes en Latinoamérica. Pintores y naturalistas en el siglo XIX ilustran un continente, Berlin, Reimer, 1978, p. 15-20.
HUMBOLDT, Alexandre de, Cosmos. Essai d’une description physique du monde, Paris, Editions Utz, 2000 (1re éd. : 1847-1859).
—, Tableaux de la Nature, Nanterre, Editions européennes Erasme, 1990 (1re éd. : 1808).
—, Essai sur la géographie des plantes, Nanterre, Ed. Erasme, 1990 (1re éd. : 1807).
LOSCHNER, Renate, Alexander von Humboldt, inspirador de una nueva ilustración de América. Artistas y científicos alemanes en Sudamérica y México, Berlin, Ibero-Amerikanisches Institut, 1988.
—, Artistas alemanes en Latinoamérica. Pintores y naturalistas en el siglo XIX ilustran un continente, Berlin, Reimer, 1978.
RICHERT, Gertrud, « Johann Moritz Rugendas, Un pintor alemán en Ibero-América » Anales de la Universidad de Chile, 117/118, Santiago, 1959/60, p. 311-353.