Le premier roman de Toti Martínez de Lezea1, écrit alors que l’autrice avait près de cinquante ans, nous emmène à Vitoria à la fin du Moyen Âge. Le sous-titre de l’œuvre définit presque parfaitement son sujet : l’histoire d’une famille judéo-converse au XVe siècle. En réalité, l’intrigue s’étend sur une durée de quatre-vingt-onze ans, de 1404 à 1495, et la famille dont nous suivons l’histoire n’est pas à proprement parler « judéo-converse » mais juive, même si, à chaque génération, une partie de ses membres choisit de se convertir au christianisme. Cette famille, c’est la famille Sahadia, représentée à la première génération par une fratrie de trois membres, deux hommes et une femme, et l’épouse et les enfants de l’un des trois protagonistes (les deux autres n’ayant pas de descendance). Dans son prologue, Toti Martínez présente son œuvre comme « un roman d’amours, de haines et de vengeances, simplement une histoire humaine fondée, cependant, sur des faits et des personnages réels qui foulèrent à un moment donné les rues du noyau ancien de Vitoria » (p. 11, traduction personnelle), affirmant d’entrée de jeu : « Je voudrais laisser bien clair, avant tout, que ce n’est pas un livre d’histoire » (loc. cit.). Le roman est clairement centré sur la mémoire locale de la communauté juive et des relations complexes qui se sont tissées au bas Moyen Âge entre les vieux chrétiens (souvent d’ascendance basque), les judéo-convers et les juifs. La volonté expresse de l’autrice, nous y reviendrons au terme de notre travail, est de « montrer cette face cachée de notre passé » (p. 13). C’est le rapport complexe du roman à l’histoire (celle de l’Espagne, celle de la ville) et à une mémoire locale et/ou communautaire que nous nous proposons d’étudier ici.
Pour rendre plus facilement compréhensible l’analyse de l’œuvre, nous commencerons par présenter brièvement ses protagonistes, c’est-à-dire, pour l’essentiel, les membres de la famille juive et judéo-converse des Sahadia, comme le fait d’ailleurs l’auteure, qui fait précéder son roman d’un plan de la ville de Vitoria au XVe siècle et d’une liste des principaux personnages, disposés selon la succession des générations et les branches de la famille à laquelle ils appartiennent. Comme nous l’avons dit, la première génération est composée des trois membres d’une fratrie, le médecin David Sahadia2, sa sœur aînée Rumia, veuve, qui s’occupe de la maison, et son frère Yehuda, de retour à Vitoria après plusieurs années d’absence, et devenu rabbin. La situation difficile des communautés juives de Castille apparaît à travers la situation de Rumia, dont le veuvage est dû à l’assassinat de son mari en 1391 à Tolède, où il se trouvait par hasard. En 1404, Yehuda, qui bénéficie de la confiance de toute la communauté, est choisi comme rabbin. Chacun des trois membres de la famille représente une façon différente de vivre le judaïsme, de façon traditionnelle pour Rumia, de façon plus intellectualisée pour Yehuda et d’une façon plus détachée, très proche du scepticisme, pour David. Pourtant, en 1407, c’est Yehuda qui va se convertir au christianisme et entrer dans un couvent de franciscains sous le nom de frère Anselme, rompant avec le reste de la famille, pour qui cette conversion est chose honteuse et qui considère Yehuda comme un mesumad (renégat) et un golem (corps sans âme). Pourtant, la conversion de Yehuda est sincère : elle résulte des prédications de Vincent Ferrier, un Vincent Ferrier présenté aux lecteurs comme un homme sincère et rétif à l’usage de la violence.
Onze ans plus tard, l’existence de cet oncle devenu chrétien est révélée par hasard au plus jeune de ses deux neveux. Au contraire de son frère aîné Jonas, qui refuse tout contact avec le mesumad, Yosef parvient à entrer en contact avec lui grâce à l’un des amis de longue date de Yehuda, le membre de l’une des familles les plus puissantes de la ville, une branche cadette du lignage des Mendoza. Ce n’est pas, cependant, l’exemple de son oncle qui va persuader Yosef de la nécessité d’une conversion au christianisme, mais le sentiment d’une double injustice sociale : agressé par de jeunes « vieux chrétiens » dont un certain Martín Martínez de Escoriaza, il est aussi battu comme plâtre par son rabbin pour avoir osé citer un passage des Écritures appelant le peuple juif au massacre de ses ennemis et démontrant de fait que la violence n’est pas l’apanage des seuls chrétiens. Avec l’approbation attristée de son père, Yosef reçoit, au couvent de franciscains où vit son oncle, une éducation chrétienne qui doit le mener au baptême.
Dix ans plus tard, le jeune homme achève ses études de médecine à Paris et revient triomphalement à Vitoria, où il devient l’un des médecins de l’hôpital dirigé par son père David. Après son baptême, il a pris le nom de Pedro Sánchez de Bilbao et, de ce fait, de nombreux habitants de la ville n’imaginent pas les relations qui l’unissent à la communauté juive. Son frère aîné, lui aussi médecin, refuse tout contact avec lui jusqu’à une sombre histoire de rixe impliquant un jeune homme de la communauté juive, que Pedro accepte de cacher chez lui. À partir de ce moment-là, les deux frères, réconciliés, se voient régulièrement. Pedro participe volontiers aux côtés de son frère et de sa famille aux fêtes juives traditionnelles. Il s’agit là d’une pratique conviviale courante dans la Vitoria de la première moitié du XVe siècle. Il faut ajouter que Pedro, converti pour des raisons de revanche sociale, a des convictions religieuses encore plus fragiles que son père.
Deux anecdotes marquées d’une ironie féroce illustrent les réticences de certains à cette cohabitation paisible : la première concerne doña Ana, la femme de Juan de Mendoza, à l’esprit borné contrairement à son mari. Malade, cette fanatique refuse de se faire soigner par un médecin juif et ne se voit sauvée par David Sahadia que contre son gré, parce que son mari a passé outre son refus obstiné. Quelques années plus tard, souffrant de nouveau du même mal, et alors même que ses proches font valoir que deux nouveaux médecins chrétiens (Pedro Sánchez de Bilbao et son ami français Louis de Tournay) ont été recrutés par l’hôpital, doña Ana, qui sait que ces deux médecins sont des judéo-convers, préfère se laisser mourir plutôt que de passer entre leurs mains. La deuxième concerne Martín Martínez de Escoriaza, autre fanatique vieux chrétien, dont le père se voit contraint d’autoriser Pedro Sánchez à le circoncire pour lui sauver la vie alors qu’une infection due à la vie dissolue qu’il mène menace de le condamner à l’impuissance. Dorénavant, Martín Martínez doit vivre avec le secret honteux de sa circoncision par un homme qui n’est pour lui qu’un « juif de merde ». Peu à peu, il déformera ses souvenirs en fonction de ses préjugés fanatiques jusqu’à se persuader que Pedro Sánchez de Bilbao a profité de sa perte de connaissance pour lui infliger sans raison médicale cette atteinte à son honneur. L’histoire aura une fin tragique.
À partir de la deuxième génération des Sahadia / Sánchez de Bilbao, un nouveau motif apparaît dans le récit, celui de l’union matrimoniale entre membres des différentes communautés. Ce motif ne concerne en fait que les judéo-convers : les juifs se marient à l’intérieur de leur communauté, mais les « nouveaux chrétiens » ne sont nouveaux qu’aux yeux des fanatiques ; eux se considèrent comme des chrétiens comme les autres et n’ont donc aucune raison de se marier entre eux. Ils contractent donc des unions avec les héritières de familles prestigieuses de la bonne société de Vitoria. C’est notamment ce que fait, à deux reprises, Pedro Sánchez de Bilbao, dont la seconde femme en particulier, María de Gaona, lui témoigne un amour et une fidélité sans faille, par-delà la mort. Les choses ne se passent pas toujours aussi bien et l’une des filles de Pedro, Teresa, mourra égorgée par son mari, Juan Martínez de Buendía, qui se tient pour vieux chrétien parce que la conversion de sa famille au christianisme remonte à la génération de son arrière-grand-père ! Il n’est d’ailleurs pas le seul à rejeter ainsi ses racines : le fils de Pedro Sánchez, Juan Sánchez de Bilbao el Rico, ignore autant que faire se peut la branche juive de sa famille et ressent comme une forme d’agression toute intrusion de celle-ci dans sa vie ou celle de son père.
La première partie du roman s’achève par une tragédie qui traduit peut-être l’échec auquel est condamnée cette tentative de vie en commun : en 1435, frère Anselme, qui a suivi à Tolède le supérieur de son couvent, rencontre un vieux juif qui se révèle être Abraham Benveniste, le grand rabbin du royaume. Les deux hommes prennent l’habitude d’échanger longuement sur des thèmes religieux, mais un jour frère Anselme, prenant la défense d’un jeune homme accusé (à tort) d’être juif par de jeunes gentilshommes chrétiens, meurt d’un coup d’épée qui ne lui était pas destiné, sous les yeux de son vieil ami Juan de Mendoza. Enterré chrétiennement, et alors même que la rumeur de sa sainteté commence à se répandre, le corps de frère Anselme est arraché mystérieusement à sa tombe. Juan de Mendoza est alors convié par Abraham Benveniste à une promenade dans un cimetière juif dans lequel une tombe fraîchement creusée est couverte d’une dalle sur laquelle est gravé un psaume. Le vieux rabbin demande alors au chrétien s’il pense que « frère Anselme » aurait aimé que l’on gravât sur sa tombe un tel texte ; Juan de Mendoza, qui comprend de quoi il retourne, répond que « Yehuda Sahadia », là où il se trouve, doit en être très heureux.
Le protagoniste de la seconde partie du roman, qui s’ouvre en 1462, après un hiatus temporel de près de trente ans, est Juan Sánchez de Bilbao el Rico, fils de Pedro, dont la richesse acquise par la pratique du commerce lui assure une place de premier plan à Vitoria. Le personnage n’est pas traité de façon manichéenne par l’autrice : s’il possède d’indéniables qualités (bon fils, tant vis-à-vis de son père que de sa mère, surtout après le veuvage de cette dernière, bon mari – même s’il entretient des maîtresses –, bon père, attaché à défendre les intérêts de sa famille), l’homme est aussi dévoré d’orgueil, persuadé que l’argent permet tout, et dénué de toute pitié dans l’exercice de ses affaires. Son attitude lui vaut évidemment de nombreux ennemis (dont son beau-frère, assassin de sa sœur, et son propre frère Pedro el Mozo), mais l’intrigue se centre essentiellement sur le conflit opposant les Sánchez de Bilbao et le lignage des Escoriaza, représenté par Martín Martínez – l’homme circoncis pour des raisons médicales – et par son fils Martín el Mozo, joueur, ivrogne et criblé de dettes. Ce conflit passe par plusieurs phases : en 1483 déjà, Martín Martínez croit tenir sa vengeance sur celui qu’il continue de qualifier de « juif de merde » et sur sa famille, grâce au dossier qu’il a réuni sur la double vie de Pedro Sánchez el Mozo, bon chrétien quand il est à Vitoria, mais vivant en concubinage sous le nom d’origine de son père avec une jeune femme juive qui lui a donné un fils qu’il a fait circoncire, quand il est à Viana pour représenter les intérêts commerciaux de son frère. Le vieil Escoriaza transmet ce dossier à l’Inquisition nouvellement créée. Cette première alerte n’est pas suivie d’effet grâce à Juan, averti de l’existence du dossier par un de ses collaborateurs. En 1493, Martín el Mozo assassine Juan Sánchez dans la rue, par trahison, au vu et au su de tous ; il est arrêté, condamné à mort et exécuté, María de Gaona ayant refusé d’intercéder pour lui comme le lui demandait Martín le Vieux. Celui-ci, pour se venger, dépose de nouveau un dossier, consacré cette fois à Pedro Sánchez el Viejo (qui s’est suicidé parce qu’il souffrait d’une tumeur au cerveau en 1473), devant l’Inquisition qui, en 1494, condamne Pedro Sánchez le Vieux pour hérésie, fait exhumer ses os et les fait brûler avec une effigie du condamné en place publique, imposant l’exposition d’un san benito dans l’église Sainte-Marie de Vitoria afin que le souvenir de son hérésie perdure dans les siècles à venir. Martín de Escoriaza, qui se réjouissait déjà d’assister à l’autodafé et à l’humiliation de la famille Sánchez de Bilbao, est assassiné par l’ancien homme de main de Juan Sánchez, qui ne se remet pas de la mort de son maître. Le San Benito disparaît quelques semaines plus tard de l’église où il était exposé, sans que le fait soit dénoncé à l’Inquisition ; il faut dire que le chanoine qui décide de taire cette disparition est l’un des petits-fils du condamné, ce que rappelle discrètement son nom complet – soigneusement cité par l’autrice – : Pedro Fernández de Insunza y Sánchez de Bilbao.
Bien entendu, la dernière partie du roman s’intéresse aussi au destin tragique de la communauté juive de Vitoria, contrainte de s’exiler ou de se convertir au christianisme en 1492. L’évocation du départ en exil de ceux qui ont voulu rester fidèles à leur foi est l’une des plus émouvantes du livre (p. 448), qui s’achève cependant sur une note d’espoir, même si quiconque connaît l’histoire de l’Espagne à l’époque moderne a du mal à adhérer à cette vision par trop optimiste : les derniers représentants de la communauté juive demeurés à Vitoria parce que convertis au christianisme, sous l’autorité de Luis de Castresana, anciennement Ismaël ben Jonas ben David Sahadia, s’installent dans une double vie, pratiquant le christianisme au grand jour mais restant fidèles à la religion juive et à la célébration de ses fêtes lorsqu’ils sont à l’abri des regards, dans l’attente de temps meilleurs qui leur permettront d’accueillir leurs frères de religion, de retour d’exil.
Toti Martínez de Lezea, nous l’avons dit, refuse de considérer son ouvrage comme un « livre d’histoire », entendons comme la réflexion d’un historien de profession et, de fait La calle de la judería est bien une histoire « d’amour et de haine », où l’intrigue romanesque prédomine sur l’évocation du contexte historique. Cela ne signifie pas pour autant que ce roman ne soit pas solidement ancré dans l’Histoire : dans son prologue, Toti Martínez fait allusion aux « nombreux et bons érudits qui en savent beaucoup plus que moi sur le sujet et dont j’ai utilisé les travaux » (p. 11). De fait, le paratexte inclut, à la fin de l’ouvrage, après un glossaire des mots hébreux, arabes, castillans (un seul, marrano, que l’autrice fait remonter à un antique verbe marrar, « errar » [traduction de l’autrice]) et basques, une brève bibliographie de dix-neuf titres, pour l’essentiel des ouvrages d’historiens réputés sur la question juive et / ou judéo-converse ou sur l’histoire de l’Espagne : Joseph Pérez y côtoie Luis Suárez Fernández, Béatrice Leroy, Itzhak Baer ou María del Pilar Rabadé Obradó. On fera un sort particulier à l’ouvrage que José Luis de Vidaurrazaga e Inchausti a consacré en 1972 à Los Sánchez de Bilbao de la Casa del Cordón (nous allons revenir sur ce point).
L’histoire de la Castille, à laquelle est rattachée la province d’Álava dont Vitoria est la capitale, est évidemment très présente dans l’ouvrage, même si les grands événements du XVe siècle ne sont évoqués (parfois très brièvement) que dans la mesure où ils concernent le thème principal du roman, les relations intercommunautaires entre « vieux chrétiens », « nouveaux chrétiens » et juifs. Ainsi trouve-t-on, concernant le règne de Jean II (et la première partie du roman) de très brèves allusions à ce qui se passe à la Cour : rénovation des mesures anti-juives par décision de la reine Catherine de Lancastre sur les (mauvais) conseils de Pablo García de Santa María, lui-même judéo-convers et ancien grand rabbin de Burgos, mais présenté, ainsi que son fils Alfonso de Cartagena, comme un adversaire acharné de ses anciens coreligionnaires, intrigues destinées à éliminer Álvaro de Luna (p. 220). L’émeute de Tolède de 1449 et le rôle que joue à cette occasion Pedro Sarmiento, grand vaisselier du roi, sont évidemment commentés par les personnages, et ce d’autant plus que Juan de Mendoza, l’ami chrétien de Yehuda Sahadia, a eu une aventure extra-conjugale avec sa cousine María de Mendoza, épouse de Diego Pérez Sarmiento, père de Pedro et lui aussi repostero mayor (décédé en 1433 – sa mort fait l’objet d’une rapide allusion dans le dernier chapitre de la première partie –). Dans la seconde partie, l’impuissance politique d’Henri IV fait l’objet d’une remarque méprisante de l’un des personnages.
Beaucoup plus présents sont les Rois Catholiques, et surtout Isabelle. Une raison essentielle à cela : Juan Sánchez el Rico a fait édifier un magnifique palais à partir de la vieille tour à demi ruinée que sa mère avait hérité de son propre père, et c’est dans ce palais que Ferdinand le Catholique d’abord, lorsqu’il vient s’entretenir avec son père en 1476 (mais sur cet événement politique, nous n’avons que des allusions, avant puis après le passage de Ferdinand), puis le couple royal lors d’un déplacement en 1483, viennent loger. C’est à l’occasion de ce séjour de 1483 que María de Gaona aura l’occasion d’impressionner favorablement la reine et de s’entretenir avec elle, ce qui l’autorisera quelques années plus tard à lui écrire pour demander justice après le meurtre de sa fille.
Si l’histoire du royaume n’occupe qu’une place secondaire dans le roman, il n’en va pas de même de l’histoire locale. La grande majorité des personnages sont en fait des hommes et des femmes historiquement documentés : c’est notamment le cas, on l’aura compris, de la famille Sánchez de Bilbao, et en particulier de Pedro I Sánchez, le médecin, et de son fils Juan el Rico. Une grande partie de ce que nous narre le roman est historique, notamment l’assassinat de Juan par Martín de Escoriaza el Mozo, dans les circonstances qui sont évoquées (un coup d’épée dans le dos en pleine rue et en plein jour), l’exécution de l’assassin à la suite du refus de tout pardon de la part de María de Gaona et la dénonciation de Pedro Sánchez de Bilbao vingt ans après sa mort par le lignage Escoriaza, désireux de se venger. Le palais construit par le riche marchand autour de 1480 est l’un des édifices remarquables de la ville de Vitoria et peut se visiter. Après des siècles de transformations et détériorations diverses, il a été restauré au début du XXIe siècle ; en 2005, à l’occasion de son inauguration, une grande exposition sur « le monde de Juan Sánchez de Bilbao » a été organisée, exposition dont la commissaire était… Toti Martínez elle-même. Les Rois Catholiques ont bel et bien logé dans ce palais ainsi d’ailleurs que Jeanne la Folle et Philippe le Beau, quelques années plus tard (alors que le chef de la famille Sánchez de Bilbao est Jean II, fils du précédent), et que le (futur) pape Adrien d’Utrecht en 1522.
L’arrière-plan de l’intrigue est également reconstitué avec une évidente volonté de respect de la réalité historique. Ainsi, plusieurs fois, il est fait mention des querelles opposant gamboinos et oñacinos, même si la raison d’être de ces querelles entre lignages de la noblesse basque n’est pas explicitée. Il s’agit en fait d’un conflit entre deux grands « partis » ou bandos, groupés autour des familles qui leur donnent leur nom, les Gamboa (qui ont le soutien de la Navarre) et les Oñaz (qui ont celui des Castillans), pour des raisons économiques et politiques. Comme cela est précisé dans notre roman, les chefs de file des gamboinos à Vitoria sont les Ayala, qui ont des possessions en ville, possessions qu’ils perdront au XVIe siècle, après la défaite du Comunero Pedro López de Ayala, comte de Salvatierra, face aux Impériaux. À la suite de cette défaite, leurs armes sont arrachées des façades des demeures qui leur avaient appartenu. Parmi les lignages de Vitoria appartenant à l’autre parti, on trouve les Mendoza (une branche cadette à laquelle peut bien appartenir Juan de Mendoza, même si je n’ai pas trouvé trace de ce personnage en particulier) et les Calleja (Pedro Calleja est, dans le roman, le meilleur ami de Juan el Rico). De la même façon, les lignages de Gaona et Escoriaza sont historiquement documentés.
Si Toti Martínez a fait œuvre d’imagination, ce ne peut être que dans les passages du roman consacrés aux personnages de la communauté juive. Mais même cela n’est pas certain : des recherches plus approfondies m’auraient peut-être permis de découvrir, dans ces cas-là aussi, les personnages historiques dont l’autrice recrée l’histoire dans son roman. Elle dit avoir « donné vie aux personnages réels et créé les [personnages] de fiction », (p. 13) ce qui suppose qu’il y a bien des personnages de fiction. Mais le monde recréé dans La calle de la judería est d’une grande cohérence. Cela justifie pleinement le rapport complexe à l’histoire que Toti Martínez exprime dès son prologue : elle n’a pas écrit un livre d’histoire, c’est vrai, mais elle s’est fondée « sur des faits et des personnages réels » pour donner vie à son monde de fiction.
Toti Martínez rejette la notion universitaire de l’histoire au profit d’une vision du passé s’appuyant sur sa permanence dans le présent à travers l’urbanisme et les édifices qui résistent au temps :
El hecho de que el casco viejo de Vitoria se haya conservado en tan buen estado, de que aún queden en pie hermosas casas y bellos palacios de la época y, especialmente, la Casa del Cordón, hizo mi trabajo mucho más atractivo (p. 12-13).
Bien entendu, ce passé, s’il n’est pas totalement mort, nécessite une médiation pour revivre vraiment, et cette médiation ne peut être que celle de l’écrivain(e). Le rôle actif de l’autrice est clairement exprimé dans la suite du paragraphe que nous venons de citer :
No tenía [yo] más que recorrer sus calles para imaginar la existencia en él de las dos comunidades. Fue fácil “ver” y “oír” a David y a su familia, al bonachón de Mendoza, al malvado Escoriaza, a María de Gaona y a su hijo el Rico. Fue magnífico sumergirse en el siglo XV […]. Escuchar los ruidos de la calle y ser parte de una época dura y muchas veces cruel, pero que conforma uno de los eslabones de nuestro presente (p. 13).
Passé et présent sont étroitement mêlés, cette deuxième partie de la citation le confirme. Cependant, dans cette seconde partie, ce n’est plus le passé qui se laisse voir dans le présent, mais l’imagination de l’autrice qui est à l’origine d’un véritable voyage dans le temps. C’est l’autrice qui, dépassant les apparences auxquelles s’en tiennent les autres visiteurs de Vitoria, va chercher dans un « ailleurs » chronologique (mais surtout pas géographique) un monde qu’elle ramène à la vie pour ses lecteurs.
Le point de départ de toute cette aventure, c’est un souvenir d’enfance de Toti Martínez ; c’est donc bien d’abord la mémoire individuelle de l’auteure qui est mobilisée :
Nacida en Vitoria y de familia vitoriana, siempre me llamó la atención el nombre de Judimendi, lugar al que íbamos a pasar las tardes de verano. Mi padre me explicó que aquello significaba “monte de los judíos, así llamado por ser el antiguo cementerio de los judíos de Vitoria. Sin embargo, no supe mucho más acerca de ellos. Ninguna referencia en libros de texto, ningún otro recuerdo que el propio Judimendi y alguna mención a la “antigua judería” aludiendo a la calle Nueva Dentro, la calle más extrema de las tres que conformaban la ciudad a la izquierda de la iglesia de San Vicente (p. 11).
Que le désir d’en savoir plus soit né du nom de l’ancien cimetière d’une communauté disparue et dont la mémoire collective semble avoir aussi enterré le souvenir, voilà qui est sans doute symboliquement significatif. Significatif aussi que ce cimetière soit l’une des dernières visions que les juifs aient de la ville de Vitoria lors de leur départ en exil en 1492 :
La caravana se detuvo en el cruce durante unos minutos. Al contemplar la vereda que llevaba al cementerio en el que dejaban a sus padres y familiares, sintieron que sus piernas flaqueaban y que las fuerzas los abandonaban.
-¡No os desaniméis, Pueblo de Dios! –gritó con fuerza el rabino–. Los huesos son sólo huesos, pero las almas de nuestros padres gozan de la dicha de Yahvé, nuestro Dios, que nos acompaña y nos protegerá de nuestros enemigos (p. 449).
Quel est, pour finir, le but recherché par l’autrice, outre la satisfaction de sa curiosité de petite fille (qui pourrait se suffire à elle-même) ? Une fois encore, nous devons nous reporter au prologue, qui se termine par cette justification de l’entreprise que représente le roman :
He querido dar una visión de lo que fue o pudo ser la vida de los personajes de esta historia […]. Era muy importante para mí mostrar esta cara oculta de nuestro pasado y contribuir, en cierta manera, a la tolerancia, al mejor entendimiento de una parte de nuestra historia, tal vez pequeña, tal vez poco importante, pero que ahí está (p. 13).
Qui est ce « nous » dont l’autrice veut révéler une partie oubliée (ou plutôt occultée) du passé et de l’histoire, un « nous » dans lequel – évidemment – elle s’inclut ? Plusieurs réponses sont possibles : ce « nous » peut renvoyer, c’est la réponse la plus évidente, aux Espagnols dans leur ensemble ; en 1992, quelques années donc avant la rédaction du roman, la célébration du cinq centième anniversaire de l’expulsion des juifs d’Espagne a suscité de nombreuses réflexions et donné le jour à de nombreux travaux de recherche sur cet événement, sur ce qui l’a préparé et sur ses conséquences. Au moins sept ouvrages, parmi ceux que cite Toti Martínez dans sa bibliographie finale, ont été rédigés peu avant ou peu après 1992. C’est l’époque d’une prise de conscience qui va mener le roi Juan Carlos à s’excuser au nom de l’Espagne auprès des descendants des exilés qui n’ont jamais oublié Sépharad, dont ils continuent parfois à parler la langue. Mais ce « nous », c’est aussi (surtout ?) les habitants de Vitoria, apparemment très ignorants d’un pan essentiel de l’histoire de leur ville.
L’espérance qu’une meilleure connaissance de l’histoire peut déboucher sur une plus grande tolérance est peut-être née chez l’autrice de l’expérience qu’elle partage avec les autres habitants du pays basque, surtout ceux de son âge : elle a vu renaître la démocratie après la mort du dictateur, elle en a probablement partagé les illusions ; mais elle a aussi connu la guerre que l’ETA (qui n’avait pas encore déposé les armes au moment de la rédaction du roman) a mené contre l’État espagnol, un État qui n’a pas hésité, dans les années 80, à utiliser les mêmes armes que ses adversaires. Une telle situation ne peut que rendre ceux qui la vivent plus sensibles à la nécessité, mais aussi à la fragilité, de la convivencia entre des communautés qui se dressent l’une contre l’autre pour des motifs irrationnels. De même que les nouveaux chrétiens, les juifs et les « vieux chrétiens », quand ils ne sombrent pas dans le fanatisme, se mêlent d’une façon étonnamment complexe pour ne former, en somme, qu’une seule communauté – même s’ils ne l’ont pas compris au XVe siècle –, de même la mémoire du peuple espagnol, celle du peuple basque, celle des juifs et celle des chrétiens, finissent-elles par se mélanger les unes aux autres jusqu’à ne plus former qu’une seule promesse d’espoir.
[1] Toti MARTÍNEZ DE LEZEA, La calle de la judería. Una familia judeoconversa en el siglo XV, Madrid, Maeva Ediciones, 2005. Bien que cette édition ne soit pas la première (l’ouvrage a été publié en 1998), c’est d’elle que nous tirerons toutes nos citations de l’œuvre ; pour cette raison, nous ne les référencerons qu’en indiquant la page dont elles sont issues.
[2] Marié et père d’un enfant, un fils appelé Josias ; dans le premier chapitre, sa femme, Sarai, est sur le point d’accoucher de son second fils, Yosef, accouchement qui coûtera la vie à la jeune femme et créera un malaise durable entre David et ce fils qu’il ne peut s’empêcher de considérer comme responsable de la mort de sa mère.
Résumé
Entre histoire nationale, histoire locale et mémoire, le roman de Toti Martínez de Lezea se propose de faire revivre les membres des différentes communautés en présence dans la Vitoria du XVe siècle au plus près de ce qui fut la réalité de leurs relations complexes, afin que leurs descendants du XXIe siècle ne retombent pas dans les mêmes travers. Cet article s’attache à l’étude de cette entreprise littéraire originale.
Resumen
Entre historia nacional, historia local y memoria, la novela de Toti Martínez de Lezea se propone hacer revivir los miembros de las diferentes comunidades presentes en la Vitoria del siglo XV lo más cerca posible de lo que fue la realidad de sus relaciones complejas, para que sus descendientes del siglo XXI no vuelvan a caer en los mismos errores. Este artículo se dedica al estudio de esta empresa literaria original.
Les différentes générations de la famille Sahadia
La « grande » histoire ou histoire du royaume
Jean-Pierre Jardin
U. Sorbonne Nouvelle, LECEMO (EA3979)