On me demande de dire un secret.
On me presse. […] le secret est intime à l’œuvre,
car il n’y a pas une œuvre de quelque importance
qui veuille vraiment livrer son fond,
et expliquer son but avec son origine1.
Ces quelques mots, qui succèdent à l’incipit de En miroir, journal sans date, témoignent de la présence d’un « on » (derrière lequel se devinent les lecteurs, les critiques, les commentateurs ou encore les amis littéraires) qui éprouve un attrait pour ce qui ne peut lui être accessible, c’est-à-dire pour l’intimité d’un artiste, ou plutôt l’intimité d’une œuvre. Celle-ci semble bien devoir être conçue, chez Pierre Jean Jouve (1887-1976), comme ayant une existence propre et autonome, en dehors de tout rapport avec un lecteur, et presque de tout rapport avec son auteur. En d’autres termes, ce qui est caché fait inéluctablement naître la curiosité, mais le « secret » dont il est question ne peut être totalement dévoilé et exposé au regard par une simple volonté de l’écrivain, précisément parce que lui-même n’en a pas la connaissance. Ceci ne semble pas si étrange, puisque l’intime n’est pas seulement ce qui est rendu inaccessible aux autres, mais également ce qui est contenu au plus profond d’un être2 : dès lors, y avoir accès, même pour l’être en question, ne relève pas de l’évidence, d’où le passage du mot « secret » à celui d’« énigme » dans l’extrait précédemment cité3. Ce qui est à concevoir comme une découverte, davantage encore que comme une recherche, passe chez Jouve par l’écriture : la démarche artistique se veut, entre autres, constitutive du sentiment de l’intime et du dévoilement progressif de ce dernier à son auteur, comme d’ailleurs à son lecteur, même si celui-ci ne fait en aucun cas partie des préoccupations du romancier-poète4. Car le seul objet de l’écriture jouvienne n’est autre que l’écrivain lui-même, comme une étude très approfondie, voire spécialisée (pour reprendre les mots de Charles Grivel)5 permet de le mettre à jour. Dès lors, une œuvre dont le « je » est au centre ne s’apparente-t-elle pas à de l’autobiographie6, ou au moins à de l’autofiction ?7 La question est ici d’autant plus délicate qu’elle ne semble pas concerner un procédé totalement conscient, ou du moins avoué comme tel. En d’autres termes, Jouve ne souhaite pas forcément une œuvre dont il est l’objet : celle-ci le devient à son insu, en quelque sorte, et révèle les trois visages de l’auteur (celui de l’artiste, de l’homme et du croyant), en nous montrant par le même biais combien ils sont difficilement discernables. Le clivage ne se fait donc pas, chez le romancier-poète, entre une sphère publique et une sphère privée, ou entre un homme tel qu’il se montre aux autres et un homme tel qu’il est face à lui-même, mais bien au sein même d’un être qui se cherche et se découvre peu à peu. Dès lors, comment cette progression dans la connaissance de soi et, de façon parallèle, dans la constitution d’un sentiment de l’intime est-elle rendue visible dans l’écriture ? Dans quelle mesure Jouve nous montre-t-il que cette découverte demeure, jusqu’à la fin, contiguë, voire entièrement dépendante du processus artistique ? Enfin, quel rôle la psychanalyse, science émergeante à l’époque, va-t-elle jouer dans ce dévoilement de soi et à soi ?
Ce titre, qui est autant une référence à la Genèse qu’à un extrait de En miroir8, laisse présager les liens étroits qu’entretiennent Jouve à la Bible, et plus généralement encore Jouve à la religion. Or, cette relation occupe précisément une place de choix dans la constitution progressive du sentiment de l’intime. Penchons-nous, justement, sur l’entrée en littérature de Jouve, et sur cette période d’« échec »9, selon les mots même de l’auteur, qui se solde par un égarement vis-à-vis de lui-même et par un éloignement de cet intime en construction.
Dès l’adolescence, Pierre Jean Jouve a éprouvé un rapport assez problématique à lui-même en tant que personne. Certains écrits10 révèlent en effet un enfant reclus dans cette « vieille ville espagnole »11 qu’est Arras, une adolescence traversée par des crises d’agoraphobie (le confinement dans la sphère privée relève alors d’une nécessité presque vitale), puis par des épisodes dépressifs qui lui valent de longs séjours en centre hospitalier. Cet état pathologique directement lié au rapport de soi aux autres, mais aussi au rapport de soi à soi, va, presque paradoxalement, se résorber en partie grâce à un ami qui lui met dans les mains les ouvrages de Rémy de Gourmont12, de Rimbaud et de Mallarmé. C’est alors que « bientôt tout me fut familier comme ma propre histoire »13. C’est donc dans la lecture des plus grands poètes que Jouve apprend à se connaître et pressent un mouvement d’introspection devenu nécessaire à l’aube de ses 20 ans. La découverte de Baudelaire, peu de temps après, lui fait percevoir la voie à suivre pour atteindre les profondeurs de lui-même, cette « porte à ouvrir ou à fracturer »14 selon ses termes : il lui faut maintenant passer par les mots, par l’écriture, en d’autres termes, par la démarche artistique dont il ne se sent pas forcément capable, mais qu’il conçoit comme la seule solution possible pour éviter un « discret suicide »15 et résoudre l’« énigme ». Mais cette dernière est la sœur du doute, et c’est précisément ce sentiment qui va prendre trop systématiquement l’ascendant, « le doute de [s]es propres moyens en face de l’infranchissable difficulté de l’Art. Le doute de [s]es propres forces dans une invisible et éternelle lutte »16. Cette lutte (notons la violence du terme) engendre effort et acharnement, et pousse notre auteur vers une nouvelle période d’errance, au cours de laquelle il s’éloigne encore un peu plus de lui-même, en s’approchant des autres, et dissimule, plutôt bien d’ailleurs, sous l’apparence de la quête d’un genre et d’un style, le véritable objet et enjeu du combat : la connaissance de soi.
Puisque c’est à travers l’écriture des autres que s’est ouverte une voie, c’est aussi à travers les autres que Jouve pense devoir se chercher (et surtout se trouver !), selon un raisonnement qui peut apparaître si ce n’est logique, du moins compréhensible. Pour contourner le doute, il se complaît durant un temps dans une posture mimétique, visible autant au niveau de la production que de la démarche intrinsèque. De l’aveu même de Jouve17, son premier texte est une imitation des Serres chaudes de Maeterlinck. Par la suite, il tente de trouver un style plus individuel et personnel tout en se rattachant cependant à divers courants littéraires de l’époque, sous l’impulsion de figures amies. Sa grande passion pour les poètes du XIXe siècle le pousse d’abord vers le symbolisme : l’écriture poétique n’est pas, alors, l’expression de soi (loin de là d’ailleurs, comme en témoigne Les Bandeaux d’Or, cette revue littéraire dont il est l’un des fondateurs) mais l’expression d’une perception singulière du monde. Par la suite, un rapprochement avec l’abbaye de Créteil18, et plus spécifiquement avec Vildrac et Duhamel, fait naître quelques écrits : si l’imagination poétique est bien présente, la voie littéraire et spirituelle qui convient à Jouve n’est pas encore trouvée. L’amitié avec Jules Romains engendre l’écriture de Rencontre dans le carrefour, roman dans lequel se développent des idées unanimistes19, puis celle avec Romain Rolland entraine un rapprochement avec les conceptions pacifistes. Ces pérégrinations éloignent pourtant toujours un peu plus Pierre Jean Jouve de lui-même et d’un sentiment de l’intime. Néanmoins, une impulsion se fait réellement sentir dans cette envie d’apprendre à se découvrir par l’écriture et, surtout, d’apprendre à se comprendre, même si c’est par le filtre des tiers. Cela semble surtout être le cas pour les deux pièces de théâtre, Le Soleil sur la Cueille et L’Illuminée, écrites entre 1913 et 1914, et actuellement inédites. Jouve y aborde des thèmes qui lui sont très familiers, voire, justement, intimes, en livrant une vérité presque inavouable à l’époque. En effet, l’intrigue de ces deux textes se concentre sur l’amour d’un être jeune pour une femme plus âgée et, qui plus est, interdite20. Comment ne pas faire le parallèle avec l’amour très particulier que porte l’écrivain d’abord à la belle capitaine H, femme de militaire, puis à Marie-Caroline Charpentier, dont il épouse la fille en 1910 ? Mais l’aveu n’est pas assumé, la sphère privée pas entièrement accessible, et l’écriture apparaît, tout au plus, comme un exutoire. Les choses changent cependant au début des années 20.
Jusqu’à cette date, Pierre Jean Jouve, s’il a compris qu’écrire lui était nécessaire, n’a pas encore perçu l’objectif spécifiquement personnel de cette démarche. Passer par les autres le place aux deux extrémités d’une relation triangulaire qui ne lui permet pas de se réaliser pleinement en tant qu’artiste, pas plus, d’ailleurs, qu’en tant qu’homme. L’échec de cette errance lui saute aux yeux de façon très violente en 1921, et prend l’aspect d’une crise qui s’installe dans la durée, puisqu’elle dure 4 ans. L’écrivain remet alors tout en cause. Ainsi abandonne-t-il, non sans culpabilité21, sa femme et son fils né en 1914. Il rompt avec une grande partie de ses amis et, surtout, renie totalement les œuvres jusqu’alors écrites. En d’autres termes, il s’engage dans une rupture avec tout ce qui, jusqu’à présent, pouvait constituer une forme d’identité, pour ne se concentrer que sur l’écriture et, à travers elle, sur lui-même. Aux fondements même de cette crise se trouve Blanche Reverchon22, cette disciple de Freud, qui fait connaître au romancier-poète la psychanalyse et qui devient « [l]’amante, [l]a mère, [l]a sœur, la source, la femme »23. L’écriture prend alors un tournant très particulier, et Jouve compte bien lui donner une perspective exclusivement religieuse, recherchant ainsi en lui-même le croyant, ce dernier se superposant entièrement à l’homme et à l’artiste. L’aboutissement est purement et simplement d’ordre personnel, comme il s’en défend d’ailleurs dans En miroir. Il n’est pas nécessaire de prendre en compte le lecteur dans la démarche d’écriture : l’idée n’est pas de rendre visible ce qui est caché, volontairement ou non, à autrui, mais bien ce qui est caché à soi. C’est en ce sens qu’il faut ici percevoir, à partir des années 1920, les prémisses d’une construction d’un sentiment de l’intime chez Pierre Jean Jouve.
Pierre Jean Jouve a d’abord commencé par rechercher son identité littéraire à travers des thèmes, ce qui l’a amené à des rapprochements infructueux. Si cette quête concernait aussi le style, cet aspect devient beaucoup plus présent après 1925 puisque Jouve ne se consacre plus qu’à deux genres, de façon d’ailleurs parallèle : la poésie et le roman.
Ce que j’apprenais était si considérable et si attirant, si révélateur des choses pressenties, si annonciateur d’un avenir, que je crus faire la découverte d’un continent intérieur24.
Tels sont les mots de Jouve pour expliquer la révélation de 1925 : celle-ci consiste en une reconnaissance (celle de l’existence d’un sentiment de l’intime), avant d’en engager la découverte par l’exploration, et, par la suite, la potentielle exploitation. Sa première constatation est que l’être intime est formé de plusieurs éléments qui constituent un tout, indécomposable, au sein duquel se confondent l’artiste, le croyant et l’homme, et ce n’est pour l’instant qu’en envisageant les trois que le « continent intérieur » pourra être atteint. Car c’est bien en ce dernier qu’est contenu le matériau permettant de s’adresser à Dieu, de façon privilégiée puisqu’uniquement réservée au poète. En d’autres termes, il s’agit d’opérer un mouvement centripète permettant d’accéder à son intériorité la plus profonde, c’est-à-dire à son intimité, pour ensuite laisser se déployer un mouvement centrifuge qui laissera au matériau puisé en soi la possibilité de s’élever vers Dieu, et de donner ainsi à la poésie la « perspective religieuse – seule réponse au néant du temps »25 si convoitée par Jouve. Mais dès lors, comment parvenir à ce matériau ? Tout simplement en faisant appel à la psychanalyse, cette science alors peu connue à l’époque qui permet d’« accéder à l’inconscient, cet anonyme (on n’a trouvé pour parler de lui que le pronom abrégé « ça ») » semble déplorer le poète, « cette matière prodigieusement énorme, insaisissable, incertaine, impersonnelle, indifférente au temps, vraiment informe »26. Le sentiment de l’intime, chez Jouve, endosse alors un caractère particulier, pour ne pas dire original : ce qui lui est caché (et, de surcroît, ce qui est caché aux autres) n’est atteignable que par l’utilisation de la psychanalyse, qui demande l’intervention d’un tiers, en l’occurrence, ici, de sa femme Blanche Reverchon. Celle-ci devient une muse, en ce qui concerne l’émergence de la poésie, mais également une sorte de maïeuticienne, ces deux rôles se superposant pour faire sortir la parole intime.
Ce revirement très soudain de la conception de l’art, et de sa finalité, est cependant entravé par ce qui a trait à une autre forme d’intimité, d’ordre purement physique cette fois, à savoir l’appel de la chair. C’est précisément cet aspect qui rappelle constamment à Jouve sa condition d’homme, et plus spécifiquement encore d’homme faillible, et ce qui l’empêche de ne se consacrer qu’à la poésie et à Dieu. Progressivement émerge la « connaissance entière de sa division » selon ses propres mots dans un texte au nom révélateur, La Faute27. Afin d’annihiler cet obstacle, l’artiste va avoir recours au genre romanesque, et plus particulièrement encore à un des principaux constituants de ce dernier, à savoir le personnage. Celui-ci s’érige, sous la plume jouvienne, en « personnage symbole »28 et permet l’application du principe de projection jusqu’à devenir un « ego expérimental »29 au sens où l’entend Milan Kundera. En d’autres termes, l’idée est de créer, en mélangeant le réel et le fictif, des êtres de papiers dont il pourra explorer l’intériorité dans les moindres recoins, mettre à jour les dilemmes et, surtout, tenter de dépasser ces derniers. Les figures romanesques deviennent alors autant de « projection », au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire un mécanisme par lequel le sujet voit (crée, ici) chez autrui des idées, des affects qui lui sont propres30.
D’une façon très concrète, Pierre Jean Jouve va donner naissance à plusieurs personnages dont le point commun est un tiraillement qui oppose (de façon synthétique)31 les désirs du corps, d’une part, et une instance morale ou spécifiquement religieuse d’autre part. Tout l’intérêt de l’écriture romanesque n’est alors pas dans l’exposition de cette scission, mais bien dans le dépassement de cette dernière. Pour atteindre cet objectif, l’auteur passe par plusieurs protagonistes. Ainsi, dans Paulina 1880, l’héroïne, avatar de la figure d’Ève, ne parvient pas à se rapprocher de Dieu, car un sentiment d’orgueil (associé, au début du moins, à la découverte de la sexualité, comme dans le récit génétique) obstrue la voie. Jacques de Todi, héros du deuxième roman, Le Monde désert, aboutit à un échec similaire : ce n’est pas, cette fois, l’orgueil qui est en cause, mais un sentiment culpabilisateur (lié à son homosexualité) auquel il ne peut faire face, et qui le mène au suicide. Enfin, Catherine Crachat, l’héroïne d’Hécate et de Vagadu, est celle qui montre la voie à suivre : le personnage revit un chemin de croix, à rebours, pour revenir parmi les mortels. Elle fait ainsi comprendre à Jouve un élément fondamental : ce dernier doit accepter sa condition d’homme, et non pas la renier, sous peine de se rendre lui aussi responsable du péché d’orgueil. En d’autres termes, Catherine rappelle à l’auteur qu’il est un être humain avant toute chose (mais un être humain privilégié, qui a la possibilité de s’adresser à Dieu directement, si tant est qu’il accepte de se percevoir comme un intermédiaire). Le parcours romanesque fait ainsi émerger une vérité : toute tentative pour annihiler l’homme en soi (au profit du poète et du croyant) est vaine. L’opposition doit maintenant laisser place à la composition, et les trois visages doivent se nourrir les uns des autres, plutôt que de s’affronter.
Ce que Jouve a donc perçu jusqu’à présent comme une faiblesse (à savoir, sa division) doit donc maintenant se muer en force : faire l’unité permettra d’atteindre son objectif. C’est à la fois ce cheminement, et son aboutissement, qu’il décrit, à mots couverts, dans son ultime roman : Dans les années profondes. Car ne nous y trompons pas : jamais l’écrivain ne se dévoile totalement au lecteur. Son intimité, si elle lui a été en partie rendue accessible par un long et laborieux travail, semble devoir conserver un certain hermétisme aux yeux de ceux qui le lisent.
Le dernier ouvrage romanesque, publié en 1935, tient une place tout à fait particulière dans la démarche artistique de Jouve, précisément parce que c’est cet écrit qui lui permet, par la suite, de ne se consacrer qu’à la poésie. Dans les années profondes dépeint un jeune homme, Léonide, qui s’éprend d’une femme mariée, Hélène. Celle-ci concentre en son sein toutes les figures féminines jouviennes, comme en témoignent ces quelques mots, issus des dernières pages du roman : « Je croyais entrevoir, surprendre plusieurs femmes, les voir se détacher d’Hélène et rentrer en elle, pareilles à des épaisseurs différentes, plus anciennes les unes que les autres »32. À travers Léonide, c’est bien sûr Jouve que nous entendons : Hélène représente LA femme par excellence aux yeux de l’auteur, celle-là même qu’il érige au rang de « mythe »33. Or, celle-ci meurt juste après l’acte sexuel, faisant ainsi symboliquement naître le poète en Léonide. Les mots qui viennent clore le roman, s’ils semblent concerner le personnage, prennent un double sens au regard du cheminement artistique dans lequel est alors engagé le romancier-poète :
Par le fil de la remémoration et évocation, par le mouvement de l’amour qui y adhérait, par la puissance du tremblement de terreur et de la nostalgie l’entourant, je sentais des choses confuses se recréer, qui cherchaient un nom, des noms, qui de l’intérieur de la pensée allaient trouver leurs noms magiques et se précipiter au dehors. Des états, de mélancolie, de joie, d’annonciation, de désespoir, des états faux au regard du monde de la douleur et de la solitude, mais plus véritables que le monde et sauvés par une étincelle intime, les états qui seuls me permettaient de communiquer avec Hélène désormais, de retrouver Hélène douce et noire désormais, ces états se produisaient maintenant pour moi, arrivaient près de moi, me quittaient, revenaient.[…] Là – je le sus plus tard – s’était ouverte pour moi une source parfaite, c’est-à-dire inépuisable34.
Hélène a tué la femme en Jouve, et plus précisément encore ce qu’incarnait la femme à ses yeux, c’est-à-dire la sexualité. Celle-ci doit maintenant être différenciée de l’érotisme : la première ramène l’homme à ses plus bas instincts, tandis que la seconde élève le poète en lui donnant une « inspiration de l’ardeur »35, comme s’en explique l’écrivain en 1954 dans En miroir :
Érotique veut dire : qui a trait à la conjonction amoureuse pour l’unité – et non pas (petit sens) qui traduit une obsession de l’activité sexuelle. Le sexuel est au centre de l’érotique, bien qu’il n’y soit que faussement « organique » (remarquez que le rapport de l’amour se fait entre des statues pleines pour ainsi dire, où l’organisme intérieur est inexistant) ; le sexuel n’enferme pas l’érotique. Pas plus que la procréation ne conditionne la libido. Il y a un plaisir sexuel qui est la dégradation machinale complète de l’érotisme36.
En 1935, Jouve semble donc avoir trouvé la voie pouvant le mener à cette forme de poésie pure qu’il brigue depuis ses débuts, celle qui transforme les faiblesses humaines en une force permettant d’atteindre les sphères sacrées, celle aussi qui puise sa source dans un « continent intérieur » pour mieux s’élever. Cette parole poétique est la seule et unique forme qui corresponde à l’exploration comme à l’expression de l’intimité de l’homme, du croyant et du poète. Précisément est-ce la raison pour laquelle le romancier-poète s’y consacre entièrement à partir de cette date, voulant assumer pleinement le rôle qui lui a été assigné et dans lequel il se reconnaît, faisant progressivement taire l’homme en lui pour privilégier l’écrivain. Il y a en effet une dimension sacrificielle dans cette démarche, car l’unité impose que l’homme Jouve s’efface le plus souvent pour laisser libre cours au poète et au croyant. Ainsi, « les divers recours tentés pour unifier et réconcilier, par pleine conscience et espérance, le poète avec lui-même, ont constamment échoué »37. Et Jouve de conclure : « [l]e bourreau, comme le croyant, veulent que je travaille sans cesse »38. Ce fut visiblement le cas : l’écrivain sortait assez peu, restait souvent cloîtré chez lui, plus précisément dans son bureau, pendant que sa femme Blanche travaillait d’arrache-pied, cumulant les patients, afin de subvenir aux besoins matériels de son époux39. Les sorties étaient toujours en lien avec l’art ou avec la condition d’écrivain. Le peu de personnes qui l’ont rencontré le disent colérique, fermé et ayant une très haute image de son travail. Cette attitude semble être restée toujours très homogène, que ce soit en société ou dans le confinement du domicile conjugal. Car s’il y a un clivage auquel Jouve semblait étranger, c’est bien celui qui aurait opposé l’homme public à l’homme privé. L’intimité, chez lui, n’est pas le contraire des apparences : elle est, comme nous l’avons vu, contenue dans des profondeurs psychiques que l’être lui-même peine à atteindre.
Cette idée est parfaitement exprimée dans un écrit qu’il est nécessaire de mettre à part dans la production de Jouve, et sur lequel s’est souvent appuyé cet article : il s’agit de En miroir, journal sans date, paru en 1954, et dont le titre même présuppose l’incursion dans un espace personnel jusqu’alors interdit. Cet ouvrage est, en réalité, une forme d’autobiographie exclusivement littéraire, comme l’attestent ces quelques mots : « Je ne considère dans ce journal que mes souvenirs dans leur rapport avec l’œuvre »40. Là encore, l’artiste et le croyant prennent le pas sur l’homme. Cet écrit n’est pourtant pas à percevoir comme le support permettant de relater, de façon descriptive, une expérience littéraire, pas plus qu’il ne cherche à justifier des choix artistiques : il s’agit bien plutôt d’une mise à plat par et pour l’écrivain. En d’autres termes, l’idée, pour Jouve, est en quelque sorte d’engager un chemin inverse pour comprendre sa progression et percevoir les tenants et les aboutissants d’une démarche artistique qui n’a cessé d’évoluer, mais face à laquelle l’auteur n’a pas forcément pu prendre du recul, tant il y était immergé. Pour autant, En miroir livre ce qui est le plus intime à Jouve, c’est-à-dire son œuvre, au-delà de laquelle rien ne semble exister, dans un rapport d’identification qui est assez singulier dans l’histoire de la littérature française, puisque l’intime devient poésie, et la poésie devient l’intime.
En définitive, le sentiment de l’intime, chez Jouve, met un temps conséquent à se construire : avec du recul, nous pouvons d’ailleurs reconstituer les différentes phases de ce cheminement aussi laborieux que nécessaire. Ainsi est-il dans un premier temps question de se tourner vers les autres, ce qui mène à l’échec, pour ensuite se concentrer sur soi. Il est alors essentiel de trouver une unité, et de faire taire l’homme pour ne laisser la parole qu’au croyant et à l’écrivain, en allant puiser dans le « moi profond », celui-là même qui ne doit être voué qu’à Dieu. La démarche est aussi personnelle que personnalisée, et l’écrivain n’a que faire du monde extérieur, qui n’existe quasiment pas pour lui : il ne se soucie pas de l’opinion d’autrui, il n’a donc en aucun cas à endosser un masque pour lui plaire. Il en résulte une redéfinition de l’« intime », qui n’est pas à concevoir dans le cas jouvien comme un clivage entre le public et le privé, mais bien comme une scission au sein même de l’être : accéder à l’intime revient à accéder à ce matériau qui est dissimulé, et qui demeure pourtant le seul moyen de se réaliser pleinement, comme le seul moyen de se connaître intégralement. Dès lors, le style le plus propice au dévoilement de l’intime ne semble pas être, dans le cas de Jouve, le roman (support de l’exposition d’un intime déformé) ou le journal intime (qui n’a pas même lieu d’exister s’il n’expose que l’homme dans sa sphère privée) mais bien la seule et unique poésie. Cette réflexion engendre une autre interrogation : si l’homme Pierre Jean Jouve fut effacé, dans son intimité, par le rôle prépondérant dévolu au croyant et à l’artiste, dans quelle mesure peut-on le percevoir comme un être à part entière, c’est-à-dire comme autre chose qu’un être privilégié qui peut s’adresser à Dieu ? En d’autres termes, l’intimité jouvienne, dans sa dimension sacrificielle, ne se confond-elle pas avec une forme de sainteté ? Voilà une interrogation qui aurait, sans aucun doute, beaucoup flatté Jouve, touchant ainsi un orgueil qui transparaît souvent à travers les œuvres et qui, justement, peut rappeler la condition humaine à laquelle il appartient.
[1] Pierre Jean JOUVE, En miroir, journal sans date (1954), Œuvre II, Paris, Mercure de France, 1987, p. 1057.
[2] C’est d’ailleurs la définition première du terme (qui vient de intimus, « intérieur »), selon Le Petit Robert de la langue française (p. 1394).
[3] « Un sentiment d’« énigme » s’est peu à peu composé, qui est bien le plus intolérable. L’énigme est la sœur du doute. Pendant ces trente ans où j’ai développé régulièrement ce que je reconnais pour mon œuvre, je n’ai pas cessé de voir devant moi ces deux méchants visages. » (Pierre Jean JOUVE, En miroir, journal sans date, éd. cit., p. 1058). Ce passage d’un mot à un autre résonne précisément comme l’aveu d’un inaccessible par et pour l’artiste.
[4] « Il me semble qu’un artiste n’est comptable que devant lui-même. Le public, qui ne l’a point fait écrire, n’a rien à prétendre ; il n’a rien à imposer ni à exiger » (Ibid., p. 1072).
[5] Charles GRIVEL, Production de l’intérêt romanesque : un état du texte (1870-1880), un essai de constitution de sa théorie, La Hague, Mouton, 1973, p. 32.
[6] L’autobiographie se définit comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 19).
[7] Jacques Lecarme définit le terme de la façon suivante : « […] une fiction romanesque qui serait autobiographie. Fiction, en ce qu’elle est génériquement sous-titrée comme roman, et de ce fait autorise d’éventuels énoncés fictifs. Autobiographie, en ce que les trois instances de l’auteur, du narrateur et du protagoniste sont réunies sous le même nom propre, celui de l’auteur ou son pseudonyme usuel » (Jacques LECARME, « Autofiction », Encyclopædia Universalis (en ligne), consulté le 17 mai 2019, http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/autofiction/. C’est l’auteur qui souligne). Notons que le second critère n’est pas effectif dans les écrits jouviens.
[8] « […] le Doute était contre moi au commencement » (Pierre Jean JOUVE, En miroir, journal sans date, éd. cit., p. 1058).
[9] Ibid.
[10] Nous renvoyons ici à Enfance, dans Heures. Livre de la nuit (1918) (Œuvre I, Paris, Mercure de France, 1987, p. 1625), à Gribouille dans Histoires sanglantes (1932) (La Scène capitale, in Œuvre II, éd. cit., p. 867).
[11] En miroir, journal sans date, éd. cit., p. 1061.
[12] Notamment Le Livre des masques (1896), qui marqua beaucoup Jouve, comme il l’explique dans En miroir (éd. cit., p.1063).
[13] Ibid.
[14] Ibid. L’auteur ajoute : « Pouvais-je l’ouvrir, moi si faible et si mal constitué ? Pourquoi pas moi – cependant. Pourquoi pas moi ? » (Ibid.).
[15] Ibid., p. 1066.
[16] Ibid., p. 1058.
[17] Ibid., p. 1064.
[18] L’Abbaye se présente comme un lieu de liberté et d’amitié, propice à la création, et pensé sur le modèle de l’Abbaye de Thélème. Nous renvoyons, à ce sujet, à L’Abbaye de Créteil : l’utopie et le monde, actes du colloque 2002 : correspondances du temps de l’abbaye, Paris, Les Amis de l’Abbaye (éd.), 2004.
[19] L’unanimisme est une doctrine littéraire ayant pour chef de file Jules Romains. Selon lui, l’écrivain doit exprimer la vie unanime et collective de l’âme des groupes humains et ne peindre l’individu qu’envisagé dans ses rapports sociaux.
[20] Dans Le Soleil sur la Cueille, un père et son fils s’affrontent, en partie, pour la même femme. Dans L’Illuminée, Lucien ressent une attirance pour Émilienne, qui est mariée à son frère Simon.
[21] Nous renvoyons ici à Béatrice BONHOMME, Pierre Jean Jouve La quête intérieure, Paris, Aden, 2008 (spécifiquement les pages 66 à 77).
[22] Blanche Reverchon (1879-1974) a fait des études de philosophie, puis de médecine. Elle exerce d’abord la psychiatrie à Genève, puis, sur les conseils de Freud, devient psychanalyste. Elle rejoint la Société Psychanalytique de Paris (SPP) à partir de 1928, puis en démissionne en 1953, en même temps que Daniel Lagache, Juliette Faviez-Fauconnier et Françoise Dolto. Rejoints par Jacques Lacan, ils créent à cinq la Société Française de Psychanalyse.
[23] Ces mots, attribués à Hélène dans Dans les années profondes, correspondent parfaitement à Blanche Reverchon envisagée dans sa relation à Jouve (in Œuvre II, éd. cit., p. 1046).
[24] En miroir, journal sans date, éd. cit., p. 1076.
[25] Ibid., p. 1069.
[26] Ibid., p. 1123.
[27] Commentaires (1950), Neufchâtel, À la Baconnière, p. 42-47.
[28] L’expression est de Jouve lui-même (En miroir, journal sans date, éd. cit., p. 1089).
[29] Milan KUNDERA, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 47.
[30] Roger PERRON, « Projection » in Alain de Mijolla (dir.), Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Hachette, 2005, p. 1344.
[31] L’ensemble de cette interprétation est développé dans Dorothée CATOEN-COOCHE, Pierre Jean Jouve : Transtextualité biblique et religion dans l’œuvre romanesque, Paris, L’Harmattan, 2016, plus spécifiquement les pages 133 à 178.
[32] Dans les années profondes, in Œuvre II, éd. cit., p. 1048.
[33] En miroir, journal sans date, éd. cit., p. 1100.
[34] Dans les années profondes, éd. cit., p. 1049-1050.
[35] En miroir, journal sans date, éd. cit., p. 1127.
[36] Ibid., p. 1126.
[37] Ibid., p. 1082.
[38] Ibid.
[39] Nous renvoyons sur ce point à l’ouvrage de Béatrice Bonhomme, Pierre Jean Jouve. La quête intérieure, éd. cit., plus précisément les pages 102 à 112.
[40] En miroir, journal sans date, éd. cit., p. 1068.
Résumé
Chez Pierre Jean Jouve, le sentiment de l’intime est à envisager comme une construction très progressive comportant plusieurs étapes. La démarche, personnelle, autant que personnalisée, n’inclut en aucun cas une distinction public/privé. L’intimité, chez cet homme de lettres, concerne une intériorité dans laquelle se discernent l’homme, le croyant et le poète ; le premier s’effaçant au profit des deux autres au cours du cheminement artistique.
Abstract
For Pierre Jean Jouve, intimacy is to be considered as built gradually in several steps. The approach, personal and tailored to personal requirements, includes no distinction between being public or private. Intimacy, for the man of letters, centers on some interiority in which the man, the believer and the poet are to be distinguished, the former vanishing behind the two others through the artistic process.
Au commencement était le doute
La solution serait-elle ailleurs ?
La deuxième étape : une recherche stylistique
La découverte du « continent intérieur »
Si « Je est un autre » … les autres sont « je »
Dorothée CATOEN-COOCHE
Univ-Artois, UR 4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras France
BONHOMME, Béatrice, Pierre Jean Jouve : la quête intérieure, Paris, Aden, 2008.
CATOEN-COOCHE, Dorothée, Pierre Jean Jouve : transtextualité biblique et religion dans l’œuvre romanesque, Paris, L’Harmattan, 2016.
GRIVEL, Charles, Production de l’intérêt romanesque : un état des textes (1870-1880), un essai de constitution de sa théorie, La Hague, Mouton, 1973.
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