Selon Antonio Huertas Morales1, l’autobiographie est, avec le roman d’investigation historique et le roman d’aventures, l’une des trois formes les plus courantes de romans historiques espagnols contemporains. Fondé sur des éléments et des procédés fictionnels qui prennent parfois le pas sur l’Histoire2, ce type de texte, qui relève de l’« intra-histoire », permet ainsi aux lecteurs de redécouvrir de grandes figures du passé selon des modalités différentes de celles du récit historiographique.
Or si le modèle auto-diégétique semble dominer, le récit biographique peut aussi prendre d’autres formes – narration impersonnelle assumée par un narrateur omniscient, narration à la troisième personne et/ou à la première personne rapportée par un ou plusieurs narrateurs proches du personnage – et présenter une diversité de points de vue tendant à le parer d’un habillage fictionnel et esthétique qui met en perspective le référent historique allant même parfois jusqu’à l’éloigner des faits de manière plus ou moins assumée. Mais n’est-ce pas là l’un des objectifs des auteurs de biographies romancées : redonner vie aux grands personnages de l’Histoire en inscrivant leur action et leurs aspirations dans le présent du lecteur ?3 Et que dire de ces collections à visée didactique, destinées à un jeune public, telle que celle des éditions Edelsa, intitulée « Grandes personajes de la historia » ? Cette diversité dans les modalités de réécriture de la vie des grands personnages du passé invite donc à s’interroger sur le sens même du terme, à première vue oxymorique, de « biographie romancée » et à tenter d’identifier des schèmes propres aux différentes formes que celle-ci peut prendre. Qu’est-ce qui distingue la biographie du roman présentant un schéma biographique ? Les romans s’affichant comme des biographies peuvent-ils tous être considérés comme tels ? Peut-on établir une typologie de traits communs à ce « genre » qu’est la biographie romancée ? Le traitement des sources qu’opère le romancier dans ce type de récit est-il différent de celui que donnent à voir les autres formes de romans historiques ? Quels sont les procédés d’authentification, de mythification, de démythification et de remythification à l’œuvre dans ces textes ? Les biographies écrites par des femmes diffèrent-elles de celles écrites par des hommes ?
C’est sur ces différentes questions que se penchent les auteurs des articles de ce dossier, qui s’inscrit dans le prolongement de celui qui a été publié dans le numéro 2 de L’Entre-deux4 et qui regroupe des réflexions menées, pour la plupart, lors d’une journée de séminaire doctoral qui s’est tenue le 11 avril 2018 à l’Université d’Artois.
Le dossier s’ouvre sur une étude à deux voix centrée sur deux écritures féminines de l’Espagne de la Transition et du début du XXIe siècle. Les biographies romancées de Lourdes Ortiz et d’Almudena de Arteaga présentent deux reines castillanes, Urraque 1re au XIe siècle et Marie de Molina, femme de pouvoir du tournant des XIIIe et XIVe siècles. Si le propos fictionnel vise conjointement à valoriser l’action politique des reines ainsi que leur personnalité féminine, les stratégies narratives adoptées par les autrices suivent des modalités plus ou moins différenciées que Patricia Rochwert-Zuili et Hélène Thieulin-Pardo mettent en regard sans jamais se départir des motivations personnelles à l’œuvre dans les deux portraits.
Dans une étude très fouillée, Hélène Thieulin-Pardo revient sur son propos initial pour offrir une analyse plus serrée de l’instrumentalisation par les romancières contemporaines espagnoles de l’image dégradée de la reine Urraque Ire, héritée du passé. Les stratégies narratives et les prismes adoptés, en particulier par Ángeles Irisarri et Lourdes Ortiz, visent à réhabiliter la figure non seulement de la reine mais également de la femme dans le temps présent. Dialoguant plus ou moins librement avec les sources, le portrait d’Urraque sert au fond l’engagement politique des autrices dans un contexte où l’Espagne se tourne progressivement vers une émancipation féminine que les années du franquisme a largement bâillonnée.
Patricia Rochwert-Zuili propose, quant à elle, dans le troisième article de ce dossier, un examen approfondi de la façon dont se sont construites au cours du temps l’histoire et l’image de Marie de Molina, des chroniques médiévales du XIIIe siècle à la biographie romancée d’Almudena de Arteaga, María de Molina parue en 2004. Cet itinéraire à travers les siècles met en relief l’évolution repérable dans les représentations de la souveraine : des portraits d’une reine exemplaire, dotée de prudence et d’indéniables qualités politiques, à l’image d’une gouvernante modèle mais aussi d’une épouse, mère et amie dont le texte d’Almudena de Arteaga présente les aspirations intimes, mettant en avant son identité féminine grâce, notamment, à la compilation ou à l’amplification des sources historiographiques.
C’est précisément au sort réservé aux épisodes historiques ou factuels dans le second roman du célèbre dessinateur de presse José Maria Pérez, Peridis, que s’intéresse Jean-Pierre Jardin dans une étude très détaillée. Il montre comment le roman La maldición de la reina doña Leonor (2017) se concentre sur la vie intime de la reine Aliénor d’Angleterre et les drames touchant sa famille, les mettant en scène grâce à différentes stratégies fictionnelles pour dépeindre en réalité tout le règne de son époux Alphonse VIII.
Christine Marguet aborde, pour sa part, une modalité particulière de la biographie romancée puisque l’objet de sa contribution est une autobiographie novelada de 1998 consacrée au poète Juan Latino, esclave noir affranchi, professeur d’université et figure de la Grenade humaniste du XVIe siècle. Faisant habilement dialoguer les études historiques sur ce personnage et certains travaux appartenant au champ des études africaines, cet article met au jour le questionnement identitaire qui parcourt une œuvre associant existence du biographé et destinée collective autour de la problématique de la marginalité.
Tirant profit de nombreux apports théoriques des études sur le genre même de la biographie romancée, Caroline Lyvet dévoile méthodiquement, dans le dernier article de ce dossier, les mécanismes à l’œuvre dans la projection littéraire du grand Lope de Vega dont Blas Malo démythifie la figure littéraire pour mieux remythifier la figure humaine. La charge fictionnelle l’emporte sur la vérité historique pour servir avant tout la fantaisie du créateur projeté dans un jeu de miroirs avec le biographé. L’écriture romanesque ne cherche plus alors à combler les lacunes de l’histoire, elle répond à une nécessité première, celle de plaire à un lectorat désireux de retrouver le dramaturge qu’il connaît.
[1] Antonio HUERTAS MORALES, La Edad Media contemporánea. Estudio de la novela española de témática medieval, Vigo, Academia del Hispanismo, 2015, p. 62.
[2] Amado ALONSO, Ensayo sobre la novela histórica. El modernismo en « La gloria de don Ramiro », Madrid, Gredos, 1984, p. 73 : « Las biografías noveladas son por un lado la prolongación de la novela histórica, en lo que tienen de extremamiento de la documentación y de ofrecimiento de información veraz, pero, por otro, representan la reversión completa de lo buscado en la historia: en vez de arqueología, la historia; en vez de ambientes, las vidas, y el ambiente está presentado sólo en lo que la comprensión de las vidas lo exige ».
[3] Cf. Carlos GARCÍA GUAL, « Novelas biográficas o biografías novelescas de grandes personajes de la Antigüedad: algunos ejemplos », in José ROMERA CASTILLO, Francisco GUTIÉRREZ CARBAJO et Mario GARCÍA-PAGE (éd.), La novela histórica a finales del siglo XX, Madrid, Visor Libros, 1996, p. 55-62, p. 57 : « El novelista inventa pasiones, dibuja personajes y escenas, aclara actuaciones y motivaciones del protagonista de su relato a su gusto y las reinterpreta y colorea a fondo según su interés personal, aprovechando una libertad que se funda en la ficción y en la verosimilitud, no en la verdad de unos datos ».
[4] Voir Caroline LYVET, Patricia ROCHWERT-ZUILI et Sarah VOINIER (dir.), Entre Histoire et fiction : le roman historique contemporain sur l’Espagne du Moyen Âge à nos jours, L’Entre-deux, 2 (2), décembre 2017, URL : https://lentre-deux.com/index.php?b=numero2.
Caroline LYVET
Patricia ROCHWERT-ZUILI
Sarah VOINIER
Univ. Artois, UR 4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras, France
ALONSO, Amado, Ensayo sobre la novela histórica. El modernismo en « La gloria de don Ramiro », Madrid, Gredos, 1984.
GARCÍA GUAL, Carlos, « Novelas biográficas o biografías novelescas de grandes personajes de la Antigüedad: algunos ejemplos », in José ROMERA CASTILLO, Francisco GUTIÉRREZ CARBAJO et Mario GARCÍA-PAGE (éd.), La novela histórica a finales del siglo XX, Madrid, Visor Libros, 1996, p. 55-62.
HUERTAS MORALES, Antonio, La Edad Media contemporánea. Estudio de la novela española de témática medieval, Vigo, Academia del Hispanismo, 2015.
LYVET, Caroline, ROCHWERT-ZUILI, Patricia et VOINIER, Sarah (dir.), Entre Histoire et fiction : le roman historique contemporain sur l’Espagne du Moyen Âge à nos jours, L’Entre-deux, 2 (2), décembre 2017, URL : https://lentre-deux.com/index.php?b=numero2.