Entre 1974, année lors de laquelle, en France, entrent en vigueur les lois dites Stoleru qui marquent l’étape initiale de la clôture des frontières aux ressortissants des pays antérieurement colonisés1, et 2015, année où le phénomène, déjà gros de près de 15 000 décès aux portes de l’Europe, accède à une visibilité médiatique aux échelles européenne et mondiale, le voyage entre l’Afrique et l’Europe a progressivement renforcé ses traits aventureux. À vrai dire, ceux-ci y étaient déjà présents depuis les années 1950, malgré des réglementations moins dangereuses, à travers les discours2. Puis devenues par force irrégulières et « clandestines », les aléatoires et mouvantes routes de l’exil se constituent fatalement sur mer comme sur terre, au cours de cette période d’érection et de renforcement de la « forteresse Europe », en parcours jalonnés de multiples épreuves et de très graves dangers. À partir du tournant de 2015 – moment de crise réelle mais aussi tournant médiatique et discursif – les figures au demeurant variées de réfugiés, majoritairement issus du Moyen-Orient, tendent à prendre le pas sur celle de l’aventurier subsaharien, réduit à la (non)-qualification de « migrant économique », dont on s’avise pourtant, mais trop rarement, de découvrir comment et combien, dans l’enfer liminal de la transmigration3 libyenne, il peut être soumis à la surexploitation et à une domination barbare. Ayant formé un motif discursif directement corrélé à la réalité du voyage et à la variété des discours qu’elle mobilise, l’aventure migrante se reconfigure alors en se chargeant de nouveaux sens.
Dès la fin du XXe siècle, une littérature abondante, comprenant, aux côtés de films courts, moyens et longs métrages, des travaux sociologiques et anthropologiques, des enquêtes de journalistes parfois « embarqués », des récits documentaires et des témoignages, des romans, des nouvelles, des correspondances, de la poésie, du théâtre, des romans graphiques et des bandes dessinées, a accompagné dans ses différentes phases ce mouvement migratoire historique caractéristique de notre contemporanéité. Elle a mis en évidence une évolution dans les représentations de la route, de la traversée, de leurs protagonistes et/ou victimes. Au terme provisoire de cette évolution et pour caractériser un renouvellement des représentations, le propos sera centré ici sur deux romans très récents de deux jeunes auteurs à peine ou presque trentenaires, Africains et Européens ou « Afropéens » inscrits « dans la frontière », pour reprendre la terminologie que Léonora Miano a contribué à diffuser4 : Max Lobé, né en 1986 à Douala (Cameroun), réside en Suisse ; Loin de Douala (2018)5 est son quatrième roman ; Mohamed Mbougar Sarr, talentueux jeune Sénégalais né en 1990, situe l’action de Silence du chœur (2017)6 en Sicile – il s’agit de son deuxième roman7. On peut noter par ailleurs que l’écriture de chacun de ces récits a bénéficié du soutien de bourses émanant de fondations publiques ou privées.
Nous intéressera le décentrement dont témoignent leurs perspectives, dans un alliage significatif entre récit documentaire et romanesque. Ces œuvres revendiquent en effet pleinement leur statut fictionnel et ne relèvent pas, comme beaucoup d’autres aujourd’hui, de la non-fiction ou non-fiction novel. Elles travaillent pour l’une (Loin de Douala) le modèle picaresque et pour l’autre (Silence du chœur) les registres épique et tragique. À la base de notre lecture se trouve la double dimension de l’aventure signalée plus haut : celle-ci ne se réduit pas à une topique littéraire, aussi riche et signifiante cette dernière soit-elle ; elle procède aussi de discours sociaux endogènes extra-européens, auxquels le roman offre une surface de réfraction en mettant en lumière ses réalités concrètes, et de réflexion en la problématisant. Ces fictions contribuent ainsi à une historiographie du voyage d’exil alternative au grand récit surplombant activé par les médias et certaines fictions produites au Nord, car elles donnent à lire, sous une forme fortement esthétisée et instruite - tout en étant précisément et richement documentée - par les grandes œuvres de la culture mondiale, des micro-récits « par le bas » de protagonistes du voyage irrégulier d’Afrique vers l’Europe. Elles convient ainsi leurs lecteurs à délaisser la perspective topographique inscrite dans une position de surplomb restée souvent impensée pour une vision topologique8 plurielle évoluant avec les circonvolutions de la route et procédant de la singularité de chaque voyageur.
Voyage d’exil ou voyage centrifuge ? Une telle question suscite d’autres interrogations – de quel lieu s’est-on ou a-t-on été exilé, que s’agit-il de laisser derrière soi ou de fuir ? Elle convie aussi, précisément, au décentrement en ce qu’elle interroge l’idée-même de centre. La notion de voyage centrifuge invite à désarrimer toute représentation de celui-ci d’un point de surplomb situé au Nord du globe, implicitement et faussement assimilé à une perspective universelle. Dans nos deux romans, la perspective ne se contente pas de se déployer depuis le Sud, elle problématise aussi les polarités : partis de Douala où vivent leurs familles et où ils poursuivent leurs études, les deux protagonistes du roman de Max Lobé se rendent à la découverte d’un Nord encore situé au Cameroun et pourtant surchargé d’exotisme, au moins pour le plus jeune d’entre eux. Et quant aux réfugiés dépeints par Mohamed Mbougar Sarr, ils campent dans une Italie doublement périphérique (un centre d’accueil dans une bourgade perdue de Sicile), languissant d’accéder, à travers l’Italie continentale, au continent européen tout entier où ils pourraient enfin circuler de nouveau librement – tandis qu’ils demeurent confinés et assignés à résidence dans une périphérie insulaire.
Car au-delà c’est bel et bien le centre qu’il convient ici de repenser en le déplaçant : non pas, décrit en termes géopolitiques ou socio-historiques, celui du monde global, imposant une double binarité entre centre et périphérie d’une part, échelle du globe et échelle du lieu d’autre part ; mais bien ce qui fait centre pour un sujet – sujet de la migration, du voyage, de l’exil ou de l’exit option –, ce qui forme son centre de gravité. Dans Loin de Douala, le jeune héros délaisse un foyer de famille nucléaire appartenant à la classe moyenne. Il quitte, guidé par sa fidélité à l’idée qu’il se fait des valeurs familiales, un foyer aimant et confortable où il occupe la position – certes enviable, mais aussi pesante – de benjamin choyé pour les incertitudes de tous ordres que lui réservera la route. Le voyage centrifuge interroge ainsi l’oikos9, dit les incertitudes d’un sujet pris entre désarrimage et réseaux familiaux à distance, fidélités en crise et invention de foyers nouveaux, tandis que l’acte d’habiter auquel procèdent les réfugiés met en question « les discours autoritaires de la territorialité »10, incarnés du côté de Silence du chœur par un politicien rongé par l’esprit de vengeance et les sinistres sbires dont il va déchaîner la violence.
Dans nos deux romans, ce décentrement des perspectives conduit donc à réinterroger la toile de fond des représentations sur lesquelles se sont construits nombre de récits de migration irrégulière, notamment au cours de la première décennie du XXIe siècle. On connaît la fortune du mythe de l’« Eldorado »11 ou « Eden »12 européen, probablement plus présent – parfois sous forme de mention ironique – dans les fictions de la migration irrégulière que dans les discours des migrants eux-mêmes. Plus généralement, il est admis que les périphéries du monde d’où proviennent des migrants forcément économiques, forcément mus par une nécessité matérielle, seraient si peu désirables que les déserteraient en masse des voyageurs en rupture de ban. La réalité ne laisse cependant pas d’être plus diverse et complexe, ainsi qu’y insiste particulièrement Max Lobé dans Loin de Douala.
Une telle rupture a été largement mise en mots puis en scène dans la langue d’abord, plus spécifiquement dans l’arabe dialectal qui a promu le néologisme imagé de harragas, ou « brûleurs » : ceux qui brûlent leurs papiers pour entraver le processus dit de reconduite à la frontière, mais surtout ceux qui « brûlent leurs vaisseaux » en traçant ainsi une ligne de fracture entre leur ancienne et leur nouvelle vie, cette dernière commençant avec le geste de « brûler ». Le terme a connu une certaine fortune littéraire, dans ses versions originales comme dans ses déclinaisons ou traductions en français. Parmi ces dernières, deux éléments sont à isoler : une alliance entre métaphore et oxymore, chez Tahar Ben Jelloun par exemple : « brûler l’océan », « ceux qui brûlent le détroit »13 ; et un emploi absolu – « brûler » pour dire le saut dans l’inconnu que représente le passage clandestin, souvent maritime, de la frontière – mis en scène par Boualem Sansal à travers plusieurs personnages dans son roman justement intitulé Harraga14.
Par-delà la diversité des figures et conditions de harragas – le roman et le film maghrébins étant loin de s’en tenir à une représentation stéréotypée et misérabiliste du candidat à la « brûlure » –, le point commun aux nombreux récits qui les mettent en scène consiste à faire du voyage une rupture radicale en instaurant une solution de continuité entre l’avant et l’après. Ainsi les harragas ne figurent-ils parfois dans le récit qu’en tant que personnages évoqués et absents – ainsi chez Sansal. À ce titre on soulignera que plusieurs de ces récits intègrent une référence à Tarek, conquérant berbère du VIIIe siècle qui enjoignit à ses troupes franchissant vers le Nord le détroit de Gibraltar de brûler derrière elles leurs vaisseaux une fois débarquées sur les côtes de la péninsule Ibérique, ce afin d’endiguer tout vain espoir de battre en retraite lors d’un retour en arrière. La figure du conquérant berbère mobilise un imaginaire de la conquête élidant avec panache tout port d’attache15 et activant ainsi la dimension épique du récit de voyage. À l’inverse, les jeunes protagonistes de Loin de Douala sont bien loin de rompre au cours de leur périple leurs attaches familiales, solidement arrimés qu’ils sont au nid familial par les amarres téléphoniques de la 4G – les ruptures pour eux seront dès lors d’un autre ordre. Quant à l’épopée vécue par les ragazzi (de jeunes Africains demandeurs d’asile en Sicile) du roman de Mohamed Mbougar Sarr, ce sera plutôt, à l’instar du périple du héros d’Homère, une épopée de la patience conjuguée à la douleur.
« Brûler », cela a ainsi, dans les représentations précédant celles qu’activent nos deux romans, constitué le voyage en itinéraire sans retour, quitte d’ailleurs, sur le plan narratif, à réduire le trajet à une ellipse. Et quand Hamid Skif, dans La Géographie du danger16, évoquait les « guerriers de l’espoir », il soulignait combien la consomption de l’espérance s’attaque à toute forme d’expérience, ne laissant subsister que la puissance, souvent dissolvante, des rêves. De nos deux récits, le plus récent renverse sans ambages ce schéma narratif. Dans Loin de Douala, des jeunes gens de bonne famille et jouissant d’un indubitable confort matériel prennent la route, le premier certes pour poursuivre un rêve personnel, mais les deux autres qui le suivent pour le ramener à la maison et à la raison. Dans Silence du chœur, l’espace liminal qui demeure encore le lot des exilés reste plus proche des Enfers que d’un quelconque paradis. Aussi l’expérience même de la route est-elle centrale sans qu’il s’agisse pour autant d’en dépeindre crûment les horreurs. Celles-ci sont d’ailleurs épargnées aux jeunes protagonistes de Loin de Douala. Ils n’en conservent, à travers les légendes colportées le long de la route, qu’une vague idée, et les affres d’inquiétude auxquelles succombe parfois le narrateur témoignent surtout de sa jeunesse encore pusillanime. Quant aux tourments plus réels qu’ont pu éprouver les ragazzi demandeurs d’asile de Silence du chœur, ils ne sont qu’évoqués en des fragments de remémoration post-traumatiques.
La différence principale réside cependant encore ailleurs : alors que les récits précédents demeuraient aimantés par le terme du voyage - que ce dernier soit atteint ou non –, Silence du chœur et Loin de Douala cantonnent ce dernier à un hors-champ pour laisser toute sa place à l’expérience centrifuge elle-même : celle d’une route qui s’enroule sur elle-même et ne s’achève pas. Et si, avant ces deux romans, de nombreuses fictions produites au cours de la première décennie du XXIe siècle avaient déjà mis en lumière la distorsion entre l’espoir brûlant qui anime les aventuriers entreprenant une traversée (de la Méditerranée, de l’Atlantique via les Canaries ou de portions du Sahara, vers Ceuta et Melilla par exemple) et la réalité cruelle d’une expérience longue – ou brutalement interrompue – de la route et de l’enlisement en chemin (Fabrizio Gatti a ainsi décrit de façon aussi saisissante que détaillée la condition tragique et bien réelle de migrants « stranded » entre le Niger et la côte méditerranéenne)17, Mohamed Mbougar Sarr et Max Lobé font un autre choix en déployant, entre le départ et le terme toujours différé du voyage, un espace liminal où se joue une aventure paradoxale. Le voyage centrifuge apparaît ainsi comme une déclinaison récente du roman de l’émigration, plaçant le nouveau centre de gravité du récit, aussi oscillant et aléatoire soit-il, au creux de la route elle-même et jusque dans les stations de cette dernière.
À cet enroulement différant sempiternellement le terme se conjugue une forme d’impasse. Dans Manifeste d’une nouvelle littérature africaine : pour une écriture préemptive, le romancier et essayiste Patrice Nganang rappelle que « le roman de l’émigration ne peut pas du tout être nouveau dans la littérature africaine », ce pour deux raisons au moins. En premier lieu, parce que « l’infinie clôture de la dictature est exclusion » : tout régime autoritaire prescrit un chemin d’exil au sujet, auquel il apparaît comme une absolue nécessité. Mais aussi parce qu’en Afrique ce même chemin, par une histoire tragique de domination, forme encore un itinéraire de servitude, et par conséquent une impasse tragique. Nganang écrit que
Le sujet pris dans la saison tragique de sa cruelle liberté a devant lui deux possibilités contrapuntiques, qui sont elles aussi porteuses de sens : fabricatrices de formes, et donc de littérature. Il peut prendre la route que le négrier a inscrite dans le fond de l’océan comme un rail sanglant ; il peut tout aussi bien se laisser aller au tourbillon de l’histoire de son pays qui a fait de lui un prisonnier de la mort : rester lié au ressac de la violence de l’histoire18.
Il rappelle que ce chemin possède un tracé triangulaire connu depuis Olaudah Equiano19, en passant par la poésie d’Aimé Césaire jusqu’au « roman de l’immigration ». Il préfère qualifier ce dernier de « roman de l’émigration », certes en décentrant utilement la perspective mais aussi pour observer que « nous, Africains, ne voyageons pas encore ; nous émigrons »20. Selon lui, Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome (l’un des romans africains de migration les plus lus et commentés depuis le début de ce siècle)21 réinventerait certes mais aussi contribuerait à prolonger, en conservant la métaphore significative du bateau et de son tangage, une telle géographie aliénante et mortifère, et ainsi à configurer le voyage en perpétuelle impasse.
Ainsi tout concourrait à constituer le voyage centrifuge en expérience liminale sans issue. Avec l’adjectif « liminal », nous usons de l’utile distinction proposée par l’anthropologue Michel Agier entre deux types de situations de frontière :
Le terme « liminaire » […] permet de restituer la dynamique du rite en général et de lui donner ainsi une plus large acception descriptive, gardant « liminal » pour rendre compte du ressenti et du malaise qui lui sont parfois associés22.
Par « rite », l’anthropologue entend ici ce qu’il qualifie ailleurs de « situations de frontière » à savoir une dynamique similaire à celle des « rites de passage » d’Arnold Van Gennep. Le liminaire met l’accent sur les dynamiques des situations de frontière23, et le fait que ces dernières sont faites pour être traversées, que les espaces frontaliers, physiques ou symboliques, sont des lieux de passage. Quant à l’effet liminal, c’est un malaise associé à l’incertitude de ces entre-deux, aux places interstitielles et temporalités suspendues, plus concrètement à la relégation en zone d’attente, à l’enfermement dans la frontière, et dans une perspective psychanalytique au Unheimliche ou inquiétante étrangeté.
En se focalisant soit sur le voyage intermédiaire – sur le continent africain et même le territoire national camerounais – dans Loin de Douala, soit sur la zone temporelle et spatiale d’attente où sont cantonnés les demandeurs d’asile dans Silence du chœur :
Ainsi, tout le long des jours, ils faisaient le monde, le défaisaient, le refaisaient, le décousaient, puis le retissaient encore, à l’identique, modernes et masculins Pénélope, occupés à un ouvrage-monde sans fin et plongés dans une attente dont l’horizon reculait24.
nos deux romans interrogent la liminalité des situations vécues par leurs protagonistes. Mais ils portent aussi attention aux échappées possibles – plus fructueuses chez Max Lobé que chez Mohamed Mbougar Sarr – témoignant de la liminarité dynamique toujours tapie dans de telles situations.
L’essai de Patrice Nganang, s’il reste d’actualité, formulait un constat passablement désespéré. Nos deux romans s’éloignent avec des nuances de ce constat : dix ou douze ans après l’efflorescence de romans et récits de la traversée, ces jeunes romanciers africains résidant en Europe reconsidèrent en s’en affranchissant la matrice double – impasse de la dictature et reconduction du chemin négrier – de l’exit option.
Il faut bien sûr souligner que les cadres géographiques des deux récits sont très différents voire opposés car ils correspondent à des étapes éloignées de la route. Simon et Jean, les protagonistes de Loin de Douala, n’effectuent leur périple que sur le territoire national camerounais. La narration de Silence du chœur s’installe dans l’après-traversée, en Europe mais dans les marges ou sur les marches de celle-ci, « dans la frontière ». Les personnages ont alors déjà perdu toute relation à leurs terres d’origine respectives, au demeurant très variées : natifs de différents pays d’Afrique subsaharienne, ils parlent plusieurs langues et ont l’expérience de contextes très variables d’un point de vue politique, économique, social ou religieux. Cette mêlée babélienne dont la dimension culturelle et identitaire est restituée avec un grand soin documentaire résulte certes du hasard mais caractérise aussi les situations d’exil :
Des tas d’ordures entouraient d’autres déchets, les déchets humains : nous. Nous étions cinquante comme ça, tous jeunes ou presque. Des Maliens, des Guinéens, des Sénégalais, des Nigérians, des Libériens, des Nigériens, des Camerounais, des Ivoiriens aussi.
Au début, on ne se parlait pas trop. Ce n’était pas de la timidité ou de la méfiance. C’était la peur de ne pas se comprendre. La peur de ne pas parler la même langue : la langue de la honte. Alors on a commencé à parler, à construire notre fraternité comme une case autour de la honte25.
À leur grand dam, les jeunes Africains demeurent exilés loin du centre qu’ils tentent en vain de rejoindre : l’accès à un statut après passage devant une commission évoquant les Parques, l’accès même au continent ou simplement à la capitale sicilienne leur demeurent interdits. Cantonnés sur l’île, ils ne peuvent même quitter Altino, la petite bourgade où ils ont été assignés à résidence, et soupçonnent parfois l’association semi-religieuse qui leur vient en aide de les maintenir à dessein dans une forme de séquestration.
Chez Max Lobé, le voyage « loin de Douala » est dédoublé et se distribue entre deux séries de personnages, les seconds lancés en vain sur les traces des premiers. Ce dispositif rappelle, avec quelques nuances, celui de Harraga, roman déjà cité de Boualem Sansal, dans lequel le harraga véritable – celui qui brûle effectivement la route –, Sofiane le frère de la narratrice, ne constitue dans le récit qu’un personnage évoqué, déjà disparu derrière l’horizon. Dans Loin de Douala, c’est Roger, frère aîné et cousin des deux personnages principaux, qui endosse ce rôle. Contre toute attente compte tenu de son milieu social, il est parti « faire le boza », autrement dit tenter la route de l’Europe via le Nord du pays puis le Nigeria :
Boza chez nous n’a rien à voir avec la boisson, la boza turque. D’après notre dictionnaire français du Cameroun, c’est un mot nouveau qui dérive de certains dialectes ouest-africains. Il signifierait « victoire ». Lorsqu’après des mois, voire des années, de risques pris sur des chemins tortueux, on foule enfin le sol européen, on crie : Boza ! Victoire !
Boza, c’est l’aventure. Tout un périple complexe qui mène les bozayeurs, par petites étapes, du Cameroun jusqu’en Europe26.
Le prétexte du voyage aventureux est identique à celui qui aimante les rêves du jeune frère de la narratrice du Ventre de l’Atlantique, à savoir une carrière dans le football européen. Celle-ci est en quelque sorte préfigurée par le prénom prédestiné que porte le personnage, évoquant immanquablement, au Cameroun et plus généralement auprès des fans du ballon rond, le footballeur Roger Milla célèbre dans les années 1980-9027. Le voyage relaté est donc celui de Simon et Jean, les cadets de Roger, lancés, sur l’injonction de leurs mères, à la poursuite de l’aîné à travers le Cameroun et jusqu’au Nord du pays. Là, le récit centrifuge déplace alors ses enjeux en mettant en évidence une distance topologique considérable entre Douala, la capitale économique de la côte où les deux jeunes gens ont grandi, et un Nord Cameroun non seulement en proie à la menace des « Boko-harameurs », mais aussi pratiquement exotique à leurs yeux. Le cheminement suivi par le narrateur lors de cette initiation aux réalités de son pays s’ouvre sur une vision exotique marquée d’orientalisme :
Lorsque nous débarquons enfin à Garoua, je me demande si nous sommes encore au Cameroun. Les paysages d’arbustes isolés et les étendues de sable fin qu’on voit à l’horizon tranchent tellement avec le vert brut et dur des forêts du Sud, je n’en reviens pas28.
pour déboucher sur une prise de conscience à revers de la corruption régnant dans le Sud du pays (le narrateur observe un jeune garçon restituer à une femme le billet de banque tombé sans qu’elle s’en aperçoive de son pagne noué) : « Si on m’avait dit que pareille scène pouvait se produire au Cameroun, je n’y aurais jamais cru : peut-être parce que, jusque-là, mon Cameroun se limitait à Douala »29.
Les deux héros – et surtout le plus jeune d’entre eux – sont progressivement déniaisés à tous points de vue par la route et les aventures relatives auxquelles elle les confronte. Nourri d’une malicieuse veine parodique, le roman d’éducation s’assortit d’une nette tonalité picaresque, ces trois aspects rappelant mutatis mutandis (le héros du romancier marseillais étant un griot itinérant et va-nu-pieds nigérien) Le Candidat de Valabrègue30. À l’issue narrative provisoire de l’aventure, le jeune Jean ne sera pas parvenu à retrouver son frère aîné Roger – auquel l’oppose d’ailleurs une vive rivalité, attisée par la mère au détriment de l’aîné – car celui-ci semble bel et bien avoir commencé une nouvelle vie comme « bozayeur », voire second d’un passeur. Mais il aura réalisé, loin de l’ombre tout autant protectrice que dominatrice de madame sa mère, qu’il est sexuellement attiré par les garçons, et en particulier par son beau et parfait cousin Simon.
Les personnages de Max Lobé, en s’affranchissant du cocon familial – relevant, on l’a dit, de la moyenne bourgeoisie plutôt favorisée : le père de Roger et Jean, décédé, était directeur adjoint d’une grande brasserie et la mère, professionnellement active, élève désormais seule et sans difficultés financières ses deux fils – accèdent à une forme d’émancipation en se libérant du carcan de préjugés inculqués par leur milieu. Toutefois leur voyage ne leur fait perdre aucune attache, comme en témoignent les nombreux messages échangés par téléphone et sur les réseaux sociaux par la mère et les amies de celle-ci, qui sont sollicitées et s’activent afin d’apporter leur aide aux jeunes aventuriers : ceux-ci disposent donc d’un solide filet de sécurité étendu bien au-delà du foyer familial, ce qui bien sûr change considérablement la nature de leur aventure. Voyage d’affranchissement d’un milieu gentiment étouffant, le périple du jeune Jean apparaît pour ce qu’il est : une initiation à lui-même à travers un rite de passage dont chaque étape connaît un léger gauchissement de sens.
Ce rituel d’initiation par la route ne demeure qu’en partie imprégné de mythologies collectives contestées et ne se comprend désormais qu’au regard de la problématique personnelle qui habite le héros. Ainsi la rencontre avec une galerie de personnages emblématiques de la route clandestine enclenche-t-elle un dispositif de parodie critique. On se souvient de Madame Hope, chez Fabrizio Gatti, et surtout de « la Reine d’Al-Zuwarah » dans Eldorado de Laurent Gaudé31, monstrueuses créatures dont le pouvoir malsain, la déchéance morale et la nature hybride emblématisée par leur physique hors-normes suscitaient le malaise. Dans Loin de Douala, l’intermédiaire s’appelle « la Gazelle de Melen », c’est un « travelo » au demeurant avenant et direct, qui endosse un rôle d’adjuvant en affranchissant les deux cousins qu’il met sur la piste du passeur, « Omar de Benghazi ». Et quant à ce dernier, il
n’a rien du gros porc que nous a décrit la Gazelle de Melen. Il est plutôt bel homme, la bonne trentaine athlétique. Des dreadlocks lui tombent sur les épaules. Il porte des jeans destroy et un T-shirt sans manches. Ce n’est pas l’image du puissant gourou que je m’étais faite : un pervers à moitié plongé dans une piscine de champagne et entouré de filles plantureuses et dénudées32.
La « Reine Blanche », elle, se révèle être une simple serveuse de bar au physique passe-partout33, comme si les réseaux eux-mêmes s’amusaient à jouer avec les codes de la clandestinité. Tout se passe ainsi comme si, avec la dissolution des préjugés du jeune garçon, les stéréotypes littéraires récemment élaborés dans le cadre du roman de la migration irrégulière étaient aussi déconstruits. S’ils sont un peu grugés, Roger, Simon et Jean ne sont pas des victimes. On est loin des portraits de passeur convoquant tantôt un Charon mythologique, tantôt un Méphisto pressant le voyageur de conclure un pacte fatidique34, et plus proche, avec cette description réaliste déjouant explicitement les clichés, du personnage de passeur cheminant, dans la banlieue de Dakar, aux côtés de Khadi chez Marie NDiaye35.
Cette dimension de parodie critique assortie d’une initiation aux réalités du terrain (on notera sur ce point l’importance accordée à la restitution de touches de camfranglais et autres sociolectes diversifiés) s’affirme d’ailleurs dès avant l’incipit, à travers l’illustration de couverture choisie pour Loin de Douala. Aux côtés du jeune héros mais aussi dès avant lui avec cette couverture à valeur pédagogique, c’est le lecteur qui est convié à interroger les préconstruits et nuancer le prisme de sa vision. Il s’agit de la reproduction d’une œuvre photographique36 d’une des jeunes stars actuelles de la photographie africaine, Omar Victor Diop, connu pour se livrer à une relecture à la fois savante et malicieuse de la peinture académique, Théodore Chassériau et Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson37 en tête. L’image convoquant les codes de la peinture orientaliste et représentant un éphèbe noir est saturée sémiologiquement. C’est le portrait d’un jeune homme au regard tourné vers un ailleurs, vêtu d’une tenue plutôt islamique38 : turban et kamis à collet monté blancs. Mais à cette tenue stricte s’en superpose, dans une logique oxymorique, une autre, cette fois exubérante : un drapé voilant le visage du garçon d’un tissu d’ameublement fleuri à franges, ce tissu étant repris en toile de fond du tableau. Puis, au creux du coude de ce jeune homme absorbé par un songe indéfinissable, un ballon de football dont la blancheur immaculée tranche avec le noir lumineux de ses découpes de cuir, et dont l’incrustation faussement maladroite dans l’image à l’aide d’un logiciel de retouche photographique est particulièrement outrée.
Cette iconographie introduit avant même l’orée du texte à une double lecture. Elle annonce comment les personnages de Roger et ses jeunes frère et cousin vont « faire dérailler » un récit dont le sens se déportera à distance des discours attendus sur l’émigration aventureuse des jeunes Africains. L’espace intermédiaire où se déroulent les périples de Roger, Simon et Jean est une Queer Zone de translation identitaire, notamment pour les deux frères que tout oppose. En dépeignant, aux côtés d’une galerie de personnages classiques du genre mais détournés (on peut citer encore une policière « salotologue »), des « fils à maman » se confrontant à leurs propres réalités, Max Lobé compose un contre-voyage invitant les lecteurs européens non seulement à découvrir la route depuis une vision africaine, mais aussi à saisir que les enjeux vécus par ces jeunes Camerounais – sexualité, affranchissement de la famille, études… - sont similaires et comparables à ceux que vivent d’autres jeunes gens sur la planète. Loin de Douala illustre ainsi le moment désormais parodique et critique du récit de migration, que l’on pourra à cet égard confronter à l’un des premiers récits de migration « clandestine » écrit par un Camerounais, Le Paradis du Nord39.
Comme Loin de Douala et à l’instar des deux autres romans de Mohamed Mbougar Sarr, Silence du chœur ne se cantonne pas à la représentation – aussi ample et chorale que le récit de Max Lobé demeurait centré sur ses protagonistes – du voyage d’exil, mais déploie aussi une relecture critique des discours circulants sur la migration d’une part, des mythologies littéraires qui les précèdent et les structurent d’autre part. L’intertexte antique y est mobilisé d’emblée, par exemple à travers cette comparaison : « Ils allaient dans la ville, allaient vers le cœur d’Altino, allaient au plus profond de ses entrailles, pareils aux doigts osseux d’un haruspice qui cherchait à lire dans les viscères de la cité l’avenir de cette dernière »40. Plus tôt, on relève l’épigraphe virgilienne : « Nulli est certa domus, lucis habitamus opacis »41, traduite ainsi : « Personne n’a de demeure fixe ; nous habitons dans les bois sacrés opaques ». La mention des « bois sacrés » (lucis), associée au « nous » comme à l’adage rappelant celui selon lequel « personne n’est étranger sur cette Terre », renvoie d’emblée à l’universalité de l’humaine condition. Les « bois sacrés » et les pratiques religieuses qui leur sont associées s’avèrent tout autant latins qu’africains, et l’initiation (se déroulant traditionnellement dans le bois sacré) un enjeu partagé :
L’entrée des ragazzi dans la ville n’était pas le ndût, mais elle rejouait symboliquement un de ses enjeux : celui d’un rite de passage en cours ; passage d’un monde à un autre, passage d’un élément (l’eau de la mer) à un autre (la terre d’Altino), passage d’une compagnie à un autre, d’une épreuve à une autre42.
La porosité des univers culturels est également illustrée par les itinéraires de vie de deux personnages symétriques, deux intermédiaires et guides spirituels ou matériels, deux passeurs de cultures et religions entre Sénégal et Italie - Jogoy, un ancien ragazzo devenu salarié de l’ONG accueillant les migrants et le père Amedeo Bonianno, ayant officié autrefois en pays sérère :
Il avait été invité à passer quelques soirées au « ngel », la rudimentaire construction en bois et en paille sous laquelle les Anciens du village se réunissaient pour parler. On l’accueillit enfin. […] Soudain, l’austère curé, toujours plongé dans le texte biblique, commença à sentir et ne plus seulement comprendre les liens entre les différents êtres, la solidarité entre l’humain et le sacré, la signification du monde comme ngel – espace symbolique où dialoguent les hommes entre eux et avec ceux qui les y avaient précédés, espace où ce qui est dit compte, où la parole porte la densité d’un geste créateur43.
Au-delà, la mention de ces lieux sacrés (bois d’initiation, ngel) ouvre symboliquement l’espace intermédiaire et frontalier en lequel va se déployer le récit. Tout comme la mythologie et l’épopée latines, l’épopée homérique forme également l’un des hypotextes du roman. L’arrivée sur l’île des jeunes réfugiés rejoue les arrivées insulaires, scandant autant de séjours provisoires, du périple odysséen. La convocation d’un registre épique renforce l’appel à l’universalité de la condition humaine partagée par les ragazzi avec les « autochtones » et tout lecteur :
Tous les hommes, dit-on, ont droit à une deuxième chance dans la vie. […] Peu d’hommes ont vu leur deuxième vie s’offrir à eux. Les ragazzi, en ces moments où ils découvraient cette ville qui les avait accueillis la veille, voyaient la leur, la touchaient. Ils étaient parfaitement conscients d’appartenir à cette part maudite ou privilégiée de l’humanité dont la première vie était sur le point de mourir comme une vieille étoile et dont la deuxième, par intermittence, scintillait au loin des feux de ses belles promesses. […] Ragazzi et Siciliens n’étaient pas les mêmes. […] Qu’avaient-ils donc en commun à ce moment-là ? Un même espace, un semblable sentiment d’étrangeté les uns aux autres, la perspective d’un avenir commun, quel qu’il dût être. Tous étaient hommes et désiraient vivre. C’était peu de choses, mais c’était peut-être déjà tout44.
Le roman est en outre parsemé de transparentes références à l’épopée homérique, notamment à travers la présence du poète Fantini, un aveugle qui n’écrit plus depuis quinze ans et à la poésie de qui les ragazzi et l’association vont offrir une nouvelle impulsion. Cette figure, avec celle de Lucia, la muette déterminée officiant dans l’ONG, n’est pas non plus sans lien avec la Nekuia, « l’entretien d’Ulysse avec les morts comme un symbole du dialogue nécessaire et fécond que l’artiste doit entretenir avec la tradition littéraire et les voix du passé »45. Sa tâche testimoniale est en partie vaine, mais lui seul peut encore étayer le monde grâce à la justesse des mots :
C’est vrai : le poète ne peut empêcher le monde de s’effondrer, mais lui seul est en mesure de le montrer dans son effondrement. Et, peut-être, de le rebâtir aux endroits où il s’effondre en premier, et le plus lourdement : la parole et la langue46.
Comme l’ensemble des personnages du roman, le poète se tient ainsi au plus près des Enfers d’un monde qui s’effondre47, bouche du volcan qui vomira une nuée ardente lors de la catastrophe finale, mais aussi enfer moral côtoyé par le politicien responsable d’un véritable massacre au village, par Jogoy qui se reproche d’être un transfuge, ou encore par le jeune migrant qui ne se console pas de la mort sur la route de son héroïque compagnon de voyage, le griot Kouyaté, « Prince des poètes »48. Le planctus épique ouvre ainsi la voie au pur tragique de la destinée d’exil, accompagnée de la honte du survivant. Lucia commente en silence :
Je sais maintenant pourquoi ses yeux sont si tristes. Il pleure sans bruit, en essayant de garder sa dignité. Son récit est fini. C’est un héros : non pas un surhomme, mais quelqu’un qui a été forcé de supporter ce qu’il y avait de plus noir en lui-même. Et qui a été brisé par ça. Brisé, mais pas tué. Tu as le droit de pleurer. Tu as le droit de penser à ta mère. Tu as le droit, enfin, de pleurer ton ami Adama Kouyaté. Je ne voudrais pas te consoler en te disant que tu n’as rien à voir avec sa mort. Toi seul sais. Tu dois faire face à ce souvenir. Mais tu n’es pas seul. J’aimerais retrouver ma voix pour te le dire49.
Aussi fortement que l’épopée est ainsi convoquée la tragédie, que ce soit à travers les morts de héros, tel Adama Kouyaté, les tragédies collectives engendrées par d’inéluctables dramaturgies politiciennes ou la mise en abyme d’une représentation théâtrale cathartique au chapitre 31 du livre.
On l’aura compris, les tonalités et les constructions narratives de ces deux romans sont bien différentes voire à certains égards opposées. Le parti pris critique de Loin de Douala se fonde sur la parodie et même la satire drolatique, la construction du roman est linéaire et les enjeux existentiels vécus par les personnages, pour cruciaux qu’ils soient, n’ouvrent sur aucun abîme. De construction plus ample et ambitieuse quoique toujours maîtrisée, Silence du chœur mêle les registres épique et tragique pour composer un tableau informé des sorts dramatiques vécus par les demandeurs d’asile aux marches méditerranéennes de l’Europe. Les deux romans se centrent sur les expériences d’entre-deux éprouvées par les protagonistes. Mais tandis que Loin de Douala épouse des dynamiques de translations identitaires aux termes demeurés hors-champ, Silence du chœur fait de la traversée ininterrompue la clé d’existences tout entières : « Leur traversée est une part de ce qu’ils sont »50. Là où Max Lobé dépeint le Cameroun comme un espace pluriel ouvert à l’inconnu et l’imprévu, Mohamed Mbougar Sarr dans Silence du chœur entreprend une archéologie polyphonique du lieu insulaire et de l’oikos précaire, car « tout événement s’inscrit quelque part, en un espace qui aura été son théâtre, son ventre, son sexe, et qui en sera à jamais le gardien »51.
Toutefois c’est à partir d’une double entrée commune que les deux romans proposent de concert une lecture renouvelée du voyage d’exil. Une contextualisation et une historicisation scrupuleuses d’abord : le recours à des figures archétypales ou à leur pastiche n’interdit nullement, loin de certaines généralisations médiatiques, des mises en situation précisément informées52 et attentives aux évolutions les plus récentes des phénomènes décrits. Une littérarité assumée ensuite : l’esthétisation du propos ne contribue pas seulement à la dignité des histoires racontées. Elle engage aussi la problématisation de la représentation et le maintien, au cœur du récit, d’une interrogation critique des modèles qui le fondent.
[1] Ces lois marquent l’instauration d’une politique drastique de « contrôle des flux migratoires » qui donnera naissance, dès les années 1980, à une immigration dite « clandestine » après avoir mis fin à la noria plus fluide de travailleurs immigrés issus des pays africains anciennement colonisés par la France, dont l’entrée et le séjour (et donc les allers et venues) n’étaient jusqu’alors pas soumis à visas.
[2] Sur ce point, lire notamment Sylvie BREDELOUP, Migrations d’aventures. Terrains africains, Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2014, ainsi que Jean SCHMITZ (dir.), « Migrants ouest-africains : miséreux, aventuriers ou notables ? », Politique africaine n°109, mars 2008, p. 5-105.
[3] Les notions de transmigration et de transmigrant sont étudiées notamment par Anaïk PIAN dans Aux nouvelles frontières de l’Europe. L’aventure incertaine des Sénégalais au Maroc, Paris, La Dispute, 2009.
[4] Léonora MIANO, Habiter la frontière, Paris, L’Arche, 2012, p. 81-88.
[5] Max LOBÉ, Loin de Douala, Carouge-Genève, éd. Zoé, 2018.
[6] Mohamed Mbougar SARR, Silence du chœur, Paris, Présence africaine, 2017.
[7] Le troisième, intitulé De purs hommes, est paru en 2018 aux éd. Philippe Rey (Paris) et Jimsaan (Dakar).
[8] En s’inspirant de Michel de CERTEAU (« Pratiques d’espace », L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, « Folio Essais », 1990, p. 139-191 ), Simon HAREL (Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, 2005, p. 28-29) distingue une « posture topographique » qui « envisage la littérature des communautés culturelles sous la forme d’un objet unifié » et s’intéresse aux « effets de l’immigration, de l’intégration, de manière à circonscrire un discours qui a valeur de panorama, ou encore de paysage exotique » de la perspective topologique comme « science du déplacement » qui « conteste l’orientation et la segmentation topographique au profit d’une topologie de l’altérité » à visée critique.
[9] Cette interrogation fait écho à celle formulée par S. HAREL (op. cit., p. 114). Celui-ci rappelle que le grec ancien désigne ainsi le lieu habité, l’espace domestique, dans une vision concentrique (au centre l’espace privé, au-delà l’espace public), et que si de la sorte « l’oikos a d’abord affaire avec la matérialité de l’habitation », dans un second temps il « décrit aussi l’acte d’habiter ».
[10] S. HAREL, op. cit., p. 115.
[11] Laurent GAUDÉ, Eldorado, Arles, Actes Sud, 2006. Quant au « témoignage » controuvé d’un certain Omar Ba qui connut naguère son quart d’heure de notoriété cathodique (Soif d’Europe. Témoignage d’un clandestin, Paris, éd. du Cygne, 2008), il abonde justement, en gage (fallacieux) de véracité, en attestations de cette croyance (« je tutoie enfin l’Eldorado », « je marche sur la terre promise », p. 69 et passim).
[12] La série télévisée chorale en 6 épisodes de 52 mn d’Edward BERGER, Nelle MUELLER-STÖFFEN et Marianne WENDT, diffusée sur la chaîne Arte en mai 2019, portant le titre d’Eden mobilise plutôt ainsi une forme d’antiphrase.
[13] Tahar BEN JELLOUN, Partir, Paris, éd. du Seuil et coll. « Folio », 2006, p. 18 et p. 177.
[15] Sur les harragas en littérature et la convocation de cette figure épique mi-historique mi-légendaire dans des récits contemporains de harga, je me permets de renvoyer à Mobilités d’Afrique en Europe, Paris, Karthala, 2012.
[16] Hamid SKIF, La Géographie du danger, Paris, Naïve, 2006.
[17] Fabrizio GATTI, Bilal. Sur la route des clandestins (2007), Jean-Luc DEFROMONT (trad.), Paris, Liana Lévi, 2008.
[18] Patrice NGANANG, Manifeste d’une nouvelle littérature africaine : pour une écriture préemptive, Paris, Homnisphères, 2007, p. 234 ; rééd. Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2017.
[19] Ma véridique histoire, par Equiano, traduit de l’anglais, présenté et annoté par Régine MFOUMOU-ARTHUR, Paris, Mercure de France, « Le temps retrouvé », et l’Harmattan, 2008 (première publication à Londres en 1789).
[20] P. NGANANG, op. cit., p. 245.
[22] Michel AGIER, La Condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 2013, p. 49.
[23] « La liminarité définit la frontière sous son aspect rituel, elle marque le passage d’un seuil et l’entrée dans une ‘loi’ différente pour chaque acteur qui s’y trouve et qui prend là de nouvelles identités » (ibid.).
[24] M. M. SARR, op. cit., p. 247.
[25] M. M. SARR, op. cit., p. 230-231.
[26] M. LOBÉ, op. cit., p. 31.
[27] On peut remarquer que le romancier est né l’année (1986) de la Coupe du monde de football lors de laquelle Roger Milla s’illustra en portant son équipe en quarts de finale (une première pour l’Afrique), et en saluant ses propres buts d’une gestuelle qui allait populariser les chorégraphies africaines au-delà des frontières du continent.
[28] M. LOBÉ, op. cit., p. 139.
[29] Ibid., p. 167.
[30] Frédéric VALABRÈGUE, Le Candidat, Paris, P.O.L., 2010.
[31] L. GAUDÉ, op. cit., p. 162.
[32] M. LOBÉ, op. cit., p. 92.
[33] Le bar interlope où les deux cousins sur les traces de la légende du « Joker » (qui s’avérera être Roger en personne) sont censés le retrouver porte pour nom « Le Passe-passe ».
[34] Rachid EL HAMRI, Le Néant bleu, Paris, L’Harmattan, 2005.
[35] Marie NDIAYE, Trois femmes puissantes, Paris, Gallimard, « Nrf », 2009.
[36] Omar Victor DIOP, El Moro, 2014, Galerie André Magnin.
[37] Auteur du célèbre portrait de Jean-Baptiste Belley, révolutionnaire haïtien. Dans l’une des versions du pastiche photographique réalisé par Omar Victor Diop figure un improbable ballon bleu et blanc.
[38] Ce qui renverrait à la situation religieuse et politique du Nord Cameroun, mais aussi à la pirouette narrative finale dévoilant un Roger qui ne s’appelle plus Roger mais Hazim.
[40] M. M. SARR, op. cit., p. 55.
[41] VIRGILE, Enéide VI, v. 673.
[42] M. M. SARR, op. cit., p. 102.
[43] Ibid., p. 93-94.
[44] Ibid., p. 54-55.
[45] Corinne JOUANNO, Ulysse. Odyssée d’un personnage d’Homère à Joyce, Paris, Ellipses, 2013, p. 446.
[46] M. M. SARR, op. cit., p. 301.
[47] Ce qui rappelle le titre du célèbre roman de Chinua ACHEBE, Things Fall Apart (1958). Traduit par Michel LIGNY aux éditions Présence africaine sous le titre Le Monde s’effondre, il a fait l’objet d’une nouvelle traduction de Pierre GIRARD publiée par Actes Sud en 2013 sous le titre Tout s’effondre.
[48] M. M. SARR, op. cit., p. 225.
[49] Ibid., p. 235.
[50] Ibid., p. 97.
[51] Ibid., p. 84.
[52] En parallèle à la lecture de Silence du chœur, on peut aujourd’hui se reporter avec profit au Cahier du Monde n°23144 daté des dimanche 9, lundi 10 et mardi 11 juin 2019, retraçant en huit pages des destins d’exilés en Europe et notamment en Italie, à partir d’un premier reportage photographique réalisé en août 2016 par César Dezfuli.
Résumé
En prise avec un réel précisément documenté, deux romans contemporains n’en revisitent pas moins, avec une visée critique, les grands récits de l’aventure migratoire. À partir des modèles picaresque, épique ou tragique, ils en décentrent les perspectives en adoptant une vision topologique qui fait du voyage centrifuge l’exploration d’une queer zone ou entreprend l’archéologie polyphonique du lieu insulaire et de l’oikos précaire. L’expérience centrifuge des protagonistes oscille entre l’enlisement dans une transition sans terme et la dynamique des situations de frontière.
Abstract
Two contemporary novels based on a precisely documented reality revisit with a critical perspective the great stories of the migratory adventure. They decentralize these stories from picaresque, epic or tragic models. The topological vision they adopt transforms the centrifugal journey into exploration of a queer zone, undertakes the polyphonic archaeology of the island place and the precarious oikos. The centrifugal experience of the protagonists oscillates between the stalemate in an endless transition and the dynamics of liminarity situations.
Du voyage d’exil au voyage centrifuge
Ce qui fait centre pour un sujet
Liminarité de l’expérience centrifuge
Impasse ou situation de frontière
Voyage sans terme et rites de passage
Catherine MAZAURIC
Aix Marseille Université, CIELAM
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