« On ne peut pas laisser passer cela », disait Édouard Glissant à Patrick Chamoiseau, « guerrier de l’imaginaire » comme lui.
« Cela », qu’est-ce que c’est ? Ce sont les images de la « mort visible »1, ce sont les images fortes qui sont venues secouer les regards de l’Europe, celle du petit Syrien Aylan sur la plage en 2015, celle du démantèlement de la jungle de Calais en octobre 2016, toutes celles de l’année 2016, année particulièrement meurtrière pour les migrants en Méditerranée. Le texte résonne de fait comme un appel, comme un credo aussi, comme la foi revendiquée dans le pouvoir des mots.
L’enjeu de cet article est d’analyser un discours, Frères migrants de Patrick Chamoiseau, en montrant comment se réalise l’osmose entre ce qui est dit, le contenu du discours, et les aspects formels du texte ; comment la forme ne fait pas seulement qu’appuyer le discours mais dit aussi elle-même, comment la forme est signifiante, comment se construit une forme-sens.
Le titre Frères migrants affiche d’emblée ce qui pourrait être la figure essentielle de l’ouvrage et qui se résumerait en la résolution des oppositions, en la proclamation d’une unité retrouvée ou plutôt en une mise en relation entre deux notions, deux référents dont l’association n’est pas donnée d’emblée par le sens commun.
Le texte est poétique ; il est par là même aussi politique. La poésie a un rôle à jouer dans le monde car l’esthétique de l’écriture est action ; ce qu’on lit dans ce texte est le lien indissoluble entre la parole et l’acte, entre la beauté des mots et la beauté de l’Humanité à reconquérir, entre le jeu des mots et le combat des idées. Les guerriers de l’imaginaire sont ceux qui, par leur pratique artistique, vont amener à une nouvelle vision du monde, vont inventer un nouvel humanisme. À la cause humanitaire s’ajoute une cause politique, quand est constaté un « assèchement de l’imaginaire politique »2, quand l’esthétique et le poétique doivent irriguer à nouveau la vision politique du monde. Frères migrants est aussi un appel aux lucioles dont il ne faut pas désespérer3, afin de ne pas s’accommoder de l’inacceptable4.
Dans ce texte, les figures sont récurrentes et convergentes. Frères migrants, c’est un creuset de figures de tous ordres qui se rejoignent dans ce vœu de mise en relation des cultures composites, d’une identité non plus une mais d’une identité-rhizome aux différents niveaux qu’explore la linguistique et qui constituent la langue : lexical, syntaxique, rythmique, sémantique et figural.
La mise en relation est un concept-clé de cette écriture. Le lyrisme, entendu comme expression d’un absolu et de l’abstraction qui confine à l’universel, est un mode d’action appuyé par des figures rhétoriques de la relation en faveur d’une pensée rhizomatique. Ces formes réalisées sur le plan linguistique délivrent une vision du monde.
La mise en relation est un des concepts que Patrick Chamoiseau reprend à Édouard Glissant5, correspondant au processus de tissage des identités. Au concept d’universel, comme concept qui désigne ce qui est tourné vers l’un, dont se méfie Édouard Glissant, est préféré celui de la relation, correspondant à « la quantité finie de toutes les particularités du monde »6. Patrick Chamoiseau se proclame « poète de la Relation » (FM, p. 85).
Dès lors, la mission de l’écriture, de la poésie en particulier, est de « s’opposer » ou plutôt de « s’apposer » et de signaler « tout ce qui est contraire […] aux beautés relationnelles du vivant »7.
Un procédé récurrent au niveau lexical est la création de nouveaux mots à l’aide de tirets qui construisent de nouvelles unités composées. Celles-ci acquièrent la force de la synthèse et de la concision : des expressions comme « le gagner-plus-sans-fin, le gagner-à-tout-prix » (FM, p. 36) sont des formules polémiques qui résument la société de consommation, la société mercantiliste que rejette l’auteur. D’autres unités composées recèlent la revendication de l’auteur d’une abolition des distances en faveur d’une nouvelle conception de l’humanité : le raccourci lexical et sémantique reflète l’annulation des distances et des frontières, tout en réduisant cependant les deux espaces à des antagonismes primaires et manichéens comme dans le binôme souffrant/radieux : « le là-bas-souffrant est dans l’ici-radieux, le loin-souffrant est dans le proche » (FM, p. 47).
Une autre mise en relation lexicale joue sur la coprésence de mots de langues différentes. Même si la diglossie reste discrète dans ce texte, elle est néanmoins manifestation de la coexistence de deux cultures et exemplification de ce rêve de mise en relation ; on relève trois expressions créoles : le verbe « enchouker » d’abord où on retrouve la base « chouk » correspondant au français « souche », qui signifie « enraciner :
Eux qui ont tant migré, tant brisé de frontières […] veulent enchouker à résidence misères terreurs et pauvretés humaines (FM, p. 41).
On note également le mot « manicou » qui est un opossum ou marsupial nocturne ; le plus intéressant pour cette occurrence est que Patrick Chamoiseau utilise ce terme pour jouer avec le paronyme « manitou » à des fins polémiques en l’associant à l’adjectif « grand » :
Aucun manager, aucun capitaine d’industrie, aucun grand manicou de business ne saurait distinguer son ouvrage de ceux qui la [la richesse] portent (FM, p. 34).
La proximité phonétique entre « manicou » et « manitou » et la reconstruction latente du mot composé « Grand Manitou », être suprême pour les Indiens d’Amérique du Nord, déclenche un rapprochement mémoriel en faveur de l’ironie. Le jeu de mots est d’autant plus réussi que les deux mots ont une même origine amérindienne.
On peut encore noter l’emploi de l’interjectif « fout », postposé, associé à une structure syntaxique spécifique du créole « faire + déterminant zéro + nom » : « dansent fout’8 et font couleur » (FM, 62) dont le sens peut s’infléchir positivement ou négativement, selon le contexte.
On relève encore des expressions : « An mitan isiya » (FM, p. 46) [« au milieu d’ici »], « kay mwen sé kay-ou tou » [« ma maison est aussi ta maison » (FM, p. 56)], ou en italien Casa nostra, casa vostra (FM, p. 43) qui permettent de maintenir intacte la mise en relation des langues sans passer par la procédure de traduction qui assimilerait l’une à l’autre.
Les mots s’entrelacent même sans mise en italiques quelquefois. Le dialogue des cultures est exhibé dans ce procédé du code-switching. L’emploi des italiques, non régulier, fonctionne comme signal de mots empruntés au créole ou à une langue autre que le français, dans une forme de bivocalité qui superpose l’emploi en usage et l’emploi commentatif, en faveur d’une théâtralisation du terme ou de l’expression empruntée. L’absence d’italiques signale le terme comme homologué dans la langue principale de l’ouvrage.
Au niveau lexical encore mais sur le plan sémantique maintenant et non plus seulement morphologique, le texte se construit sur des binômes antithétiques qui construisent une dialectique manichéenne ou bipolaire. Au cœur de l’ouvrage, un doublet dérivé de la même base avec un suffixe différent, repris à Édouard Glissant, recouvre deux concepts opposés, l’un à rejeter, l’autre à réaliser ; c’est le binôme mondialité/mondialisation, récurrent tout au long de l’ouvrage.
La mondialité nous rappelle que le monde est fait d’écosystèmes. De forces, solitaires et ensemble, antagonistes et solidaires. Un entrelacs de différences – aussi : de divergences – qui s’organisent dans des nœuds d’équilibres renouvelés (FM, p. 65).
À ce binôme s’associe dans cette phrase le jeu sur les parasynonymes « solitaires-solidaires » où se lit l’unité de l’un et de la mise en relation. Là encore, Patrick Chamoiseau reprend le paronyme favori d’Édouard Glissant, déjà présent chez Victor Hugo qui écrivait :
Rien n’est solitaire, tout est solidaire.
L’homme est solidaire avec la planète, la planète est solidaire avec le soleil, le soleil est solidaire avec l’étoile, l’étoile est solidaire avec la nébuleuse, la nébuleuse, groupe stellaire, est solidaire avec l’infini. Ôtez un terme de cette formule, le polynôme se désorganise, l’équation chancelle, la création n’a plus de sens dans le cosmos et la démocratie n’a plus de sens sur la terre. Donc, solidarité de tout avec tout, et de chacun avec chaque chose. La solidarité des hommes est le corollaire invincible de la solidarité des univers. Le lien démocratique est de même nature que le rayon solaire (Victor Hugo, Proses philosophiques, L’Âme, 1860-1865).
La mondialité et sa « poétique relationnelle » (FM, p. 83) s’oppose à la mondialisation comme on le voit dans la citation suivante :
La mondialité […] accuse les inacceptables de leur mondialisation. […] elle fait en nous justice. Elle fait en nous égalité. Elle fait en nous décence et équité (FM, p. 62)9.
La mondialité est à entendre comme la présence du monde en nous – « le monde et ses misères sont des régions de nous » (FM, p. 64) – qui doit servir à lutter contre la mondialisation, apanage d’un univers capitaliste où le désir a disparu.
Sur le plan syntaxique, le listage est un procédé qui matérialise la mise en relation sur l’espace de la page. Acte polémique quelquefois, la liste a bien davantage vocation à viser l’exhaustivité, à réunir les disparates dans une même phrase, une même unité syntaxique. L’énumération est en effet un procédé récurrent dans le texte, à commencer par l’inventaire des « occurrences diversifiées de la migrance » dans cette succession nominale : « les bannissements, les fuites, les terreurs, les demandes de refuge, les suppliques d’asile » (FM, p. 38). Les variantes d’un seul phénomène sont réunies par l’indéfini « même » répété dans la suite du texte :
Tous proviennent de la même frappe et jaillissent d’une même prédation. Soudan, Irak, Libye, Syrie, Erythrée…, de même frappe, de même cause, de même palpitation présente et de même devenir ! (FM, p. 38)
La liste accentue encore son effet de mise en relation quand les mots se succèdent sans aucun signe de ponctuation pour les séparer : Patrick Chamoiseau propose une phrase où les éléments se suivent sans séparateur, dans un seul mouvement phrastique et une mise en relation formelle. La phrase se constitue comme une période dont le rythme se construit au fil de l’énumération dans l’exemple suivant :
Citoyens de cette mondialité […] à la fois clandestins bannis expulsés expurgés exilés désolés voyageurs tapageurs réfugiés expatriés rapatriés mondialisés et démondialisés, dessalés ou noyés, demandeurs d’asile, demandeurs de tout ce qui peut manquer aux vertus de ce monde, demandeurs d’une autre cartographie de nos humanités ! (FM, p. 59)
Les variantes de la répétition sont explorées : reprise de finales dans cette figure de l’homéotéleute qui réunit les adjectifs d’origine participiale en –é, ou les substantifs suffixés en –eur, encore renforcée par une construction similaire pour certains d’entre eux (initiale en ex-). Le processus de reprise joue encore sur des rapports sémantiques de synonymie construits dans le discours par l’alternative du « ou » entre « noyés » et « dessalés », emprunté au registre familier et qui dessine en filigrane la mer Méditerranée. Le jeu sur les antonymes juxtaposés qui s’opposent par la présence d’un préfixe (« mondialisés et démondialisés ») vise à l’exhaustivité tandis que la répétition du même substantif « demandeur » est modulée selon les compléments qui lui sont associés. Le rythme ternaire qui clôt la phrase est soutenu par l’extension des compléments : d’un syntagme nominal à une relative périphrastique, l’amplification se fait aussi sur le plan sémantique. L’ordre linéaire de l’énumération répond à un choix concerté et le dernier élément sonne comme un aboutissement où se trouvent réunis deux mots essentiels : l’indéfini « autre » et le substantif « humanités », comme espérance d’un renouveau dans la pluralité d’une humanité retrouvée.
Dans l’exemple suivant, l’énumération se réduit à deux membres « des routes », « des tombes » qui se trouvent repris dans la reformulation synthétique et globalisante de « tout un lot », qui sert d’actualisateur au nom « origines » :
Je vois des routes devenues éternelles, des tombes amoncelées entre rives et rivages, tout un lot d’origines qui se retrouvent brouillées dans un radeau de baluchons et de valises (FM, p. 13-14).
L’exemple suivant enfin illustre encore ce processus de l’énumération associé cette fois à la métaphore filée oxymorique de la « poisseuse dentelle » :
Aux bordures grecques et italiennes – blancs déchirés sur des gris d’impuissance –, des gens, pas des roches, pas des mailles de plastique, des personnes, des milliers de personnes, se tassent s’entassent s’enlacent en une poisseuse dentelle où la mort et la vie ne distinguent plus leurs mailles, et se maintiennent en haillons grelottants, d’un grand mauve écarlate, l’une dans l’autre ainsi (FM, p. 22).
Le rythme phrastique repose sur les figures de reprise, anaphore et épiphore, qui instaurent une lecture tabulaire du texte où les éléments se succèdent sans lien de causalité explicité mais réunis par la chaîne linéaire du texte. L’anaphore établit ce mouvement dynamique, en théorie ouvert à l’infini, qui institue une structure cumulative et récursive : chaque occurrence est enfermée dans un ensemble englobant et homogène. C’est la prosodie même qui contribue à la construction du sens : en position frontale ou finale, les anaphores et épiphores autorisent le découpage en unités prosodiques et intonatives mineures avant que l’unité reconstituée en bout de listage ne s’affirme comme unité majeure, sur le plan mélodique, sémantique et pragmatique. Le présentatif « c’est » est placé en anaphore dans l’exemple suivant qui prend l’allure d’un paradoxe :
C’est lui-même qu’il ne reconnaît plus. C’est avec la crainte de lui-même qu’il se menace. C’est de lui-même qu’il se protège, et c’est lui-même qui se condamne à ce naufrage qu’il craint (FM, p. 44).
Anaphore et épiphore rythment le passage suivant structuré comme un poème par les retours à la ligne qui distribuent le texte comme sur des vers. Le procédé de l’anaphore est pour ainsi dire redoublé par la reprise à l’identique d’un même verbe à l’infinitif et également par la reprise du même schéma syntaxique, « faire + nom sans article » :
Faire pays de ce monde, richesse de ces misères, ce sont les nôtres.
Faire courage de ces peurs, ce sont les nôtres.
Faire rencontre des fuites et des terreurs, ce sont les nôtres (FM, p. 64).
Le passage est suivi d’un paragraphe rythmé par les reprises en fin de phrase d’une variante avec présentatif : « ce sont nos dignités, c’est ici notre gloire, c’est notre humilité, c’est notre liberté, c’est notre manière de demeurer vivants ». L’épiphore scande le paragraphe à l’instar d’une litanie.
Ces mises en liste, énumérations, inventaires rythmés quelquefois par des figures clairement identifiables comme l’anaphore ou l’épiphore dépassent la simple juxtaposition d’éléments indépendants pour construire une unité supérieure, rythmique qui en fait un hymne à la vie, comparable aux « africaines polyrythmies de la mondialité » (FM, p. 61). Frères migrants se déroule comme un hymne adressé10 : ponctuellement, se distribuent les apostrophes à Hind, celle qui filme, et Jane, celle qui écrit. Le mode de l’oralité est appuyé par les anaphores comme stigmates du chant ; les répétitions et énumérations rythment l’espace de la page comme elles parcourent l’espace géographique.
La répétition rejoint le concept de l’errance, comme on le voit dans cette définition donnée par Édouard Glissant extraite de Philosophie de la Relation :
L’errance est le lieu de la répétition […]. Les poètes et les conteurs se donnent […] à cet art du listage (par variations accumulées)11.
L’errance rejoint le lyrisme, un lyrisme en action, si on suit cette proposition de Jean-Michel Maulpoix :
Le lyrisme, dans l'homme, est quelque chose comme le principe d'une errance12.
Développée ainsi :
J’appelle aujourd’hui lyrisme cette en allée qui ne s’en va à proprement parler nulle part, mais durant laquelle le marcheur connaît avec exactitude son poids et son vertige13.
Pour Édouard Glissant comme pour Patrick Chamoiseau, l’errance est valorisée comme principe de « l’identité en relation » et devient l’expression du credo des écrivains en les pouvoirs du lyrisme et de la répétition :
Par la pensée de l’errance nous refusons les racines uniques et qui tuent autour d’elles : la pensée de l’errance est celle des enracinements solidaires et des racines en rhizome. Contre les maladies de l’identité racine unique, elle est et reste le conducteur infini de l’identité en relation. L’errance est le lieu de la répétition, quand celle-ci aménage les infimes (infinies) variations qui chaque fois distinguent cette même répétition comme un moment de la connaissance. Les poètes et les conteurs se donnent instinctivement à cet art délicat du listage (par variations accumulées), qui nous fait voir que la répétition n’est pas un inutile doublement14.
Le lyrisme est mis en action, en mouvement, et, dans Frères migrants, il se réalise au travers de deux élans, l’un vers l’absolu et l’autre vers l’abstraction, tous deux repérables au travers de procédés linguistiques précis.
L’absolu se lit, au niveau formel, au travers des formules apparentées au génitif biblique des « siècles des siècles », comme dans l’expression : « terre commune, berceau de nos berceaux, nation finale de nos nations » (FM, p. 38) ou, plus simplement au niveau lexical, par la répétition du mot « absolu » :
Il n’est absolu qui n’ait su le Divers.
Il n’est absolu qui ne se soit en secret enchanté du Divers (FM, p. 82).
L’envol vers l’abstraction est cet autre volet du lyrisme annoncé : ne nous méprenons pas ; il ne s’agit pas d’opposer concret et abstrait mais de décrire cette dynamique qui mène du particulier au concept, au symbole, en se détachant des particularités. Syntaxiquement, deux procédés contribuent à cette conceptualisation, à cet élan vers l’abstraction :
· La nominalisation des adjectifs
· L’absence d’article devant le nom, encore que ce dernier procédé puisse être un créolisme, ce qui permet ainsi d’entrelacer la syntaxe de deux langues.
On remarque d’emblée que tous les chapitres de l’ouvrage s’égrènent dans un habit nominal. Même quand un verbe est présent, celui-ci apparaît sous la forme nominale de l’infinitif, Esthétiser la voie, ou enchâssé dans une relative substantive, Ceux qui lisent dans le monde. Le présent de valeur omnitemporelle neutralise le potentiel dynamique et évolutif, attaché à l’action exprimée par la forme verbale. Les verbes sont décontextualisés pour les faire atteindre au non-contingent, à l’abstrait.
Au niveau lexical, le processus de la conversion, autrement dit le passage d’une classe grammaticale dans une autre sans changement de forme, illustre une stratégie régulière de nominalisation. Et le nom – autrement appelé le substantif – recèle la substance des choses, leur essentiel et confine à l’abstraction, débarrassée des scories des contingences. L’adjectif est nominalisé dans les exemples suivants. Le procédé est si fréquent qu’il pourrait être considéré comme un trait spécifique de l’écriture de Patrick Chamoiseau :
Tout l’homme (le prosaïque de ses nécessités mais aussi son poétique le plus vital) se retrouve asservi aux partitions du point de croissance (FM, p. 33).
Richesse acquise, toujours produite par tous, se doit d’être redistribuée dans l’équitable et dans le généreux (FM, p. 34-35).
L’écosystème s’ébranle alors sous la force du nouveau. […] Va à l’inattendu. Bâille à l’imprévisible (FM, p. 66).
« L’adjectif désigne une propriété, mais conçue de façon autonome »15. Dans ces cas, l’adjectif au singulier est le terme pivot du groupe nominal. Associé à l’article défini, la forme adjectivale désigne directement la propriété. Alors que le nom de même radical (« l’équité, la générosité » par exemple) existe, le choix de l’adjectif substantivé est à commenter sur le plan stylistique. L’emploi de la séquence « déterminant défini + adjectif » prend une valeur générique et désigne « toute référence potentielle répondant à la propriété »16. Soit qu’on considère que l’expression fait gagner en abstraction, soit qu’on suppose que la référence à un support est latente, ce que l’on peut dire, c’est que le syntagme éloigne des réalités contingentes par la valeur générique. C’est bien une autre acception de l’abstraction qui est à envisager ici.
À ce procédé de nominalisation, s’ajoute l’emploi des noms sans article : les substantifs gardent ainsi leur plus grande extension possible, autrement dit ils dénotent l’ensemble le plus grand possible d’éléments en discours. Diverses réalisations syntaxiques sont observables ; le nom sans article peut occuper la position d’un attribut du sujet, comme le mot « monstres » dans l’exemple suivant :
Islamophobie insécurité, identité immigration… sont des mots tombés monstres (FM, p. 16).
Ou le nom peut être en position de complément d’objet dans une structure récurrente avec l’emploi du verbe « faire » ; « trésor partagé », « concert », « minaret », « cathédrale », « temple », sont des attributs des compléments subséquents :
Faisant trésor partagé des ombres et merveilles de l’aventure humaine (FM, p. 101).
Il fait concert de tout l’imaginaire du monde (FM, p. 64).
Faire minaret de l’Asile, cathédrale du Refuge, temple de la Bienveillance, ce sont nos dignités (FM, p. 64).
Dans l’exemple ci-après, l’absence de déterminant apparaît comme la marque d’une détermination incomplète qui en fait l’équivalent d’une propriété, dérivée de l’adjectif « fragile » :
Celui que la migrance jette en fragilité (FM, p. 94).
L’abstraction se réalise ainsi comme envol vers le symbolique, tandis que le pluriel amorce le mouvement inverse en opérant la concrétisation des noms de perception massive en langue et en permettant ainsi la dilution des frontières entre abstrait et concret, comme miroir de la relation à retrouver entre l’un et l’autre ; l’emploi des noms abstraits au pluriel assure le lissage entre les deux catégories. C’est le cas des noms « vigilances, solitudes, lassitudes » dans les exemples suivants :
Ces pupilles, blanchies de vigilances et du sel des déserts, sont comme des sémaphores (FM, p. 13).
Que de petites personnes […] peuvent naître aux solitudes étranges (FM, p. 14).
On entasse des pierres et on scelle des barrières sur les espaces offerts aux dernières lassitudes (FM, p. 15).
Une figure accompagne ailleurs le processus de l’abstraction, celle de la métonymie qui fait des migrants un symbole des valeurs humaines à reconquérir, en particulier avec l’hypallage « on pourchasse l’espoir » (p. 14) au lieu de « on pourchasse ceux qui espèrent ».
On terminera cette analyse des formes-sens par la mise en relation figurale, le transfert de l’identité-racine à l’identité rhizome, opérée par la figure de la métaphore. La métaphore est aussi envisagée comme mise en relation de deux mots, de deux référents ou réalités.
La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre17.
Le concept de « rhizome » est emprunté à Gilles Deleuze et Félix Guattari développé dans Mille plateaux, comme conception d’une identité plurielle, mise en réseau de toutes les cultures. Le rhizome est la racine multiple d’une plante, par opposition aux plantes à racine unique.
La métaphore est cette mise en relation de deux mots, de deux choses ; c’est aussi une nouvelle manière de voir les choses, de regarder et de penser le monde. Pour reprendre les termes de la praxématique, qui s’intéresse aux mécanismes de production du sens, l’interprétation de la métaphore s’éloigne de l’analyse proposée par la linguistique structurale pour y voir l’instrument d’une lecture du monde. La métaphore propose une « expérience au monde »18.
Pour Patrick Chamoiseau, les images activent une nouvelle vision du monde tout en se dotant d’un pouvoir de stimulation : l’imaginaire libère des images, des lucioles, des colères, des stimulations esthétiques19. Est lancée ainsi une invitation à tous les artistes pour toucher en nous des hommes pétrifiés. Frères migrants se termine sur une déclaration des Poètes, acte de foi en les pouvoirs de la poésie.
Deux réseaux d’images parcourent Frères migrants : aux images du gouffre et à l’adjectif « reptilien », associées à une conception du monde à rejeter, s’oppose tout un champ lexical organisé autour du motif de la lumière.
Le Gouffre, affublé d’une majuscule, devient le symbole de tout ce qui est à rejeter et qui est matérialisé par les frontières.
Les frontières de l’Europe s’érigent en de mauves meurtrières […] et réinstallent une manière de ce Gouffre dont a parlé Glissant (FM, p. 21).
Le mot connaît un emploi métaphorique dans les énoncés qui suivent :
Gouffre de vies noyées, de paupières ouvertes fixes, de plages […]. Gouffre d’enfants flottés, ensommeillés dans un moule de corail, avalés par le sable ou désarticulés tendres par des houles impavides (FM, p. 21-22).
La relation est attributive entre les mots « gouffre » et le syntagme introduit par « de ». Placé en tête d’énoncé, le mot « gouffre » est scandé comme une mise en accusation tout en accentuant l’horreur de l’image véhiculée, par l’opposition entre le singulier et le pluriel, entre le non animé et l’humain, représenté par la métonymie des « vies » dans le premier groupe.
L’adjectif « reptilien », d’origine nominale, prend une valeur déterminative pour qualifier le nom support : aux « mémoires reptiliennes » (FM, p. 47), aux « racines reptiliennes » (FM, p. 62), aux « poussées reptiliennes » (FM, p. 75), s’opposent le champ lexical de la lumière développé essentiellement autour de trois notions,
· Les luminescences, sous la forme nominale ou adjectivale, « le vol des luminescences surgies de la Raison et de la déraison » (FM, p. 95), « les cheminements luminescents » (FM, p. 106)
· L’étincelle, l’« étincelle de la Relation » (FM, p. 89), les « étincelles de sel », les « étincelles de ciel » qui forment comme « une étrange conférence de poètes et de grands êtres humains » (FM, p. 17).
· Les lucioles : il s’agit là d’un motif-clé de l’imaginaire de Patrick Chamoiseau20.
« Les essaims d’images improvisées qui virevoltent comme des lumières en nous » (FM, p. 61) rejoignent ce motif des lucioles qu’il est nécessaire de réactiver. « Ce quelque chose survenu il y a une dizaine d’années nous l’appellerons donc la ‘disparition des lucioles’ »21, est le constat pessimiste dressé par Pasolini. Ces bêtes-à-feu qui semblent n’éclairer que pour elles-mêmes, sont, au contraire, ces lueurs multiples, nombreuses qui transforment la nuit en « écrin d’un devenir » (FM, p. 124-125) répondent Aimé Césaire et Patrick Chamoiseau.
L’ombre et la lumière s’opposent : « un monde est en eux, un autre monde s’ouvre en nous tel un ban de lumière sous la morsure d’une ombre » (FM, p. 56). Le « surgissement » est le mouvement qui doit réveiller les consciences. C’est un mouvement soudain, inattendu, imprévisible : « la jungle de Calais » (FM, p. 13) « surgit aux angles des boulevards » mais c’est « le surgissement de l’humain » (FM, p. 50) qui a lieu, qui doit voir « surgir ce réflexe qu’est l’accueil » (FM, p. 67, FM, p. 85). « Les différences […] ne sont plus des absolus mais de vifs surgissements » (FM, p. 98).
La métaphore, les images en général activent une nouvelle vision du monde tout en se dotant d’un pouvoir de stimulation de l’imaginaire. L’image agit dans « les nuances du sensible » (FM, p. 75) : elle se nourrit de « l’énergie de l’errant circulaire » (FM, p. 74) pour rétablir ce rêve de mise en relation.
Une image.
Un regard.
Une vision.
Le surgissement en fin de compte d’une « présence » (FM, p. 107).
Sommation au poète est faite de dire, de parler parce que les « images prennent position »22, parce que les images ont un pouvoir, parce que seul le poète peut faire ressurgir les lucioles23.
Au travers des Frères migrants, au-delà du message politique qui se dégage, j’ai voulu montrer comment une poétique se définit, qui naît de l’intrication du contenu et de la forme du texte. Il ne s’agit pas simplement de redoublement – la forme dirait ce que le texte dit une première fois – ni d’un simple accompagnement – la forme serait l’ancillaire du contenu du texte. Il s’agit bien davantage de démontrer que la forme elle-même est signifiante. Le texte a été analysé comme une forme-sens qui fait dépasser la simple signification pour atteindre la signifiance, comme processus de réalisation du sens lié aux caractéristiques formelles du texte, comme sa structure et son rythme. Une poétique se définit qui se caractérise par le redoublement de ce qui est dit par la forme qui l’exprime et signifie elle-même.
La mise en relation, les listages, le lyrisme-errance lié à l’absolu et à l’abstraction, les métaphores et les réseaux lexicaux sont autant de procédés linguistiques mobilisés pour traduire un credo poétique, la foi en la poésie qui est aussi l’expression d’un formidable espoir en l’Humanité.
C’est cela la force d’une donnée esthétique. Il faut conter, il faut chanter, il faut danser, fréquenter les feux de la couleur, les opéras de la lumière, faire musique, écrire dans des langages inouïs,… voir et faire voir, répéter, répéter, et répéter encore, en espérant chaque fois les fulgurances hélas imprédictibles de la beauté (FM, p. 107).
[1] Patrick CHAMOISEAU, Frères migrants, Paris, Le Seuil, 2017, p. 21.
[2] Interview d’Édouard GLISSANT par Laure ADLER, « L’invitation au voyage », 2004, https://www.youtube.com/watch?v=htIto1xtYBw.
[3] P. CHAMOISEAU, Frères migrants, Ibid., exergue signé Aimé Césaire.
[4] Interview de P. CHAMOISEAU, France culture, 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/ping-pong/patrick-chamoiseau-thomas-b-reverdy-et-sylvain-venayre.
[5] Voir Édouard GLISSANT, Poétique de la relation (1990) et Philosophie de la relation (2009).
[6] Interview d’Édouard GLISSANT par L. Adler, « L’invitation au voyage », 2004, https://www.youtube.com/watch?v=htIto1xtYBw.
[7] P. CHAMOISEAU, Frères migrants, Ibid., 4e de couverture.
[8] En italiques dans le texte.
[9] En italiques dans le texte.
[10] Je remercie Odile Gannier de m’avoir suggéré un possible rapprochement ici avec un procédé employé par Aimé Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal.
[11] Voir le site consacré à Édouard GLISSANT : http://www.edouardglissant.fr/.
[13] Jean-Michel MAULPOIX, Du Lyrisme, Préface, Paris, Corti, 2000, https://www.maulpoix.net/lyrisme.htm.
[14] É. GLISSANT, Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009. p. 61.
[15] Michèle NOAILLY, L’Adjectif en français, Paris, Ophrys, 1999, p. 133.
[16] Ibid., p. 140.
[17] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.
[18] Catherine DÉTRIE, Paul SIBLOT et alii, Termes et concepts pour l’analyse du discours. Une approche praxématique, Paris, Champion, 2017.
[19] Interview de P. CHAMOISEAU, France culture, 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/ping-pong/patrick-chamoiseau-thomas-b-reverdy-et-sylvain-venayre.
[20] Cf. Aimé CÉSAIRE : « Ne pas désespérer des lucioles » en exergue à Frères migrants, extrait du poème « Vertu des Lucioles », dans le recueil Comme un malentendu de salut et le poème « Visitation » dans le recueil Les Armes miraculeuses : « ô mon enfance lait de luciole et frisson de reptile ».
[21] Voir la métaphore de la disparition des lucioles dans L’Article des Lucioles de Pier Paolo Pasolini, paru dans Corriere della serra, 1er février 1975, sous le titre « Il vuoto del potere in Italia ».
[22] Georges DIDI-HUBERMAN, Quand les images prennent position, Paris, Éditions de Minuit, 2009.
[23] Voir G. DIDI-HUBERMAN, Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, 2009.
Résumé
L’enjeu de cet article est de montrer comment, dans Frères migrants de Patrick Chamoiseau, se réalise l’osmose entre le contenu du discours et les aspects formels du texte ; comment la forme ne fait pas que servir le discours mais dit aussi elle-même, comment la forme est signifiante, comment se construit une forme-sens qui exprime une vision du monde et un appel à l’imaginaire, au désir esthétique. Le poète de la Relation veut inspirer une identité-rhizome qui s’esquisse aux différents niveaux qu’explore la linguistique et qui constituent la langue : le lexique, la syntaxe, le rythme, le sémantique et le figural.
Abstract
The aim of this article is to show how, in Frères migrants by Patrick Chamoiseau, the osmosis between the content of the discourse and the formal aspects of the text is achieved; how the form not only serves the discourse but also says itself, how the form is significant, how a form-sense is constructed that expresses a vision of the world and a call to the imagination, to aesthetic desire. The poet of the Relation wants to inspire an identity-rhizome that is sketched out at the different levels that linguistics explores and that constitute the language: the lexicon, the syntax, the rhythm, the semantics and the figural.
Véronique MAGRI
Université Côte d’Azur, CNRS BCL
CHAMOISEAU, Patrick, Frères migrants, Paris, Le Seuil, 2017.
DÉTRIE, Catherine, SIBLOT, Paul et alii, Termes et concepts pour l’analyse du discours. Une approche praxématique, Paris, Champion, 2017.
Didi-Huberman, Georges, Quand les images prennent position, Paris, Éditions de Minuit, 2009.
GLISSANT, Édouard, http://www.edouardglissant.fr/
—, Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009.
—, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.
Interview d’Édouard Glissant par Laure Adler, « L’invitation au voyage », 2004, https://www.youtube.com/watch?v=htIto1xtYBw.
Interview de Patrick Chamoiseau, France culture, 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/ping-pong/patrick-chamoiseau-thomas-b-reverdy-et-sylvain-venayre.
MAULPOIX, Jean-Michel, Du Lyrisme, Préface, Paris, Corti, 2000, https://www.maulpoix.net/lyrisme.htm.
NOAILLY, Michèle, L’Adjectif en français, Paris, Ophrys, 1999.