Pour la tenue de notre journée d’études de juin 2024 dont les travaux se matérialisent dans ce volume, nous sommes partis d’une observation, le faible nombre de travaux sur la pharmacopée, la médecine et l’apothicairerie au XVIIIe siècle en Espagne et dans l’Amérique espagnole. C’est pourquoi nous avons voulu nous en préoccuper à travers quelques pistes de réflexion et de mises au point aussi bien sur les thérapeutiques que sur leur appropriation par les sociétés de l’époque qui combattaient les maladies chroniques ou infectieuses. Il est donc indéniable que la faible production des historiens face à l’histoire des remèdes est patente, sans doute en raison des deux écueils suivants : l’efficacité limitée des médications anciennes et le fait qu’il n’y avait pas de traitement pour toutes les affections durant un siècle où le déséquilibre du rapport entre le malade et son environnement était à l’origine de chaque diagnostic.
Durant notre rencontre scientifique, nous avons souhaité nous placer tant du point de vue de l’histoire générale que de celui de l’histoire de la médecine afin de chercher à comprendre la culture médicale, les pratiques de santé et la guérison au XVIIIe siècle dans deux aires géographiques distinctes hautement connectées. Les contributions que nous avons écoutées ont été attentives à la thérapeutique pour aborder les figures du médecin et de l’apothicaire à travers des exemples précis. Les approches issues des différentes disciplines de la pharmacie et de la médecine ont alors servi de socle académique pour étudier l’évolution de la pharmacopée et donc des médicaments élaborés. Notre manifestation scientifique, si elle a été utile pour (re)découvrir la composition d’une médication ou d’obtenir des données biographiques sur un praticien insigne, s’est aussi et surtout inscrite dans des contextes inédits, des économies épanouies et des civilisations aux pratiques remarquables. Les études symétriques, asymétriques, ou imbriquées des deux territoires hispano-américain et espagnol, ont été clairement bienvenues car elles se devaient de rappeler qu’en Amérique, ou en Espagne, on effectuait les préparations les plus usuelles mais aussi des breuvages novateurs à partir des épices, fleurs, écorces, racines et feuilles. Les travaux, comme ceux de Luis Borja Salvador et de Clément Carette, se sont donc penchés sur les nouveaux traitements, inscrits dans les différentes pharmacopées du XVIIIe siècle, à côté des pommades, des poudres, des purgatifs ou des sirops.
Si l’on se fie aux études sur les officines au XVIIIe siècle dans la monarchie hispanique polycentrée, de Séville à Lima, en passant par Madrid ou Buenos Aires, on peut alors affirmer que les apothicaires participaient à un ensemble de réseaux commerciaux en reliant deux secteurs d’activités centraux des villes : le commerce et la santé, en relation avec les médecins, les accoucheurs, les hospices et les Hôpitaux. Durant notre Journée d’Études, nous avons rappelé que les apothicaires prenaient toute leur part dans l’économie territoriale, et même s’ils n’en étaient pas le principal maillon, ils en étaient un rouage à part entière à côté des épiciers, des salpêtriers, des distillateurs, ou des vinaigriers qui réceptionnaient les composants indispensables à la confection des remèdes à base de plantes, d’animaux et de minéraux.
Nous avons aussi évoqué que l’apothicaire espagnol ou américain pouvait s’approvisionner en plantes, feuilles et fleurs fraîches dans son propre enclos, ou dans les alentours comme le faisaient les héritiers du savoir empirique qu’étaient les guérisseurs, les sorcières et les prêtres qui s’en servaient pour de multiples motifs : guérir, rajeunir, voire même tomber amoureux ou chasser les mauvais sorts. Nous avons également vu que la plupart du temps, le pharmacien d’antan était amené à acheter les plantes auprès des forains et des droguistes. Cette approche croisée portant sur l’organisation des échanges et sur le statut des apothicaires a d’ailleurs permis de signaler des régularités et des invariants qui ordonnent la profession et les officines.
La formation des boutiquiers plus ou moins (re)connus, tout comme leur trajectoire personnelle, a également été à l’ordre du jour. En guise de rappel, nous pouvons affirmer que dans les communautés d’apothicaires la maîtrise du latin était d’une nécessité impérieuse pour la lecture et la compréhension des ordonnances médicales même s’il est attesté que certaines pharmacopées et prescriptions sont rédigées en espagnol dès le XVIIe siècle. En tous cas, devant les interrogateurs dépêchés par chaque confrérie, l’apprenti devait passer son examen théorique pour démontrer son savoir-faire en répondant à des questions, principalement sur la médication et, pour la galénique, en élaborant plusieurs préparations choisies par le jury habilité à lui délivrer son diplôme : un sirop plus ou moins efficace, une solution buvable, un emplâtre semi-solide…
Les travaux proposés dans ce volume évoquent donc en creux les liens étroits (et tendus) entre les apothicaires, qui appartenaient aux professions manuelles, et les médecins qui tâchaient d’asseoir leur autorité sur les premiers. Comment ? En limitant le rôle des boutiquiers à l’identification et à la collecte des plantes médicinales, ainsi qu’à la vente des drogues et à la préparation des traitements.
Après la naissance de la Real Sociedad Médica de Séville en 1701, de la Academia Médica Matritense en 1734, et de nombreuses académies régionales autonomes dont on pourrait rappeler la genèse, l’objectif de la Couronne espagnole demeure le perfectionnement, la diffusion et l’application des sciences médicales et pharmaceutiques à grande échelle, dans les institutions et dans les débats scientifiques, comme le rappelle María del Carmen Montoya-Rodríguez. Nous ne pouvons omettre l’un des facteurs décisifs dans la diffusion de la science éclairée européenne dans l’Espagne et l’Amérique du Siècle des Lumières qui est assurément la traduction de livres étrangers en espagnol qui ont finalement contribué à la diffusion transculturelle de la science européenne dont le rayonnement scientifique reste alors fortement dépendant des textes français traduits. Cette caractéristique, la préférence pour les auteurs de langue française, coïncide incontestablement avec l’influence française dans l’Espagne bourbonienne.
À cette époque, la formation des médecins hispaniques peut se faire de différentes manières. Nous reviendrons sur la vie et le parcours de certains « étudiants », comme Francisco Barrera y Domingo qu’Elsa Capron a étudié avec minutie. En effet, ces « carabins » font leur apprentissage en travaillant aux côtés de praticiens avertis et compétents et, une fois formés par le corps médical, passent à leur tour un examen complet afin d’obtenir leur titre de médecin. D’autres apprentis se forment aussi dans des cercles universitaires dont les professeurs dispensent plutôt des cours théoriques basés sur l’autorité d’Hippocrate, de Dioscoride et de Galien.
On se doit de rappeler ici le fait que les méthodes thérapeutiques laïques sont toujours en vigueur parmi les médecins traditionalistes du XVIIIe siècle : régime, saignées, vomissements, lavements, purges, vomitifs et bains font encore partie des prescriptions dont la principale raison est le bénéfice pour le patient civile ou militaire : Víctor García González nous rappellera l’importance des certificats médicaux des ingénieurs du XVIIIe siècle comme révélateur, comme une photographie des affections communes de l’époque. Nous ne pouvons oublier qu’au même moment, la science médicale des Lumières fait face aux conflits entre les traditionalistes, ou galénistes, et les novateurs, ou précurseurs, qui souhaitent donner une impulsion nouvelle aux sciences naturelles, en particulier à la botanique, et à la mise en place de nouveaux remèdes pharmacologiques dont l’état des lieux n’est pas très encourageant dans les villes hispaniques du Siècle des Lumières. L’étude des prouesses de certains praticiens espagnols ou américains, de leurs traités médicaux, de leurs pharmacopées, et l’approche des réseaux de médecins correspondants, qui envoient à leurs confrères leurs observations sur les maladies épidémiques et pratiquent l’enquête dans des contrées méconnues, est encore à souligner.
En même temps, et pour finir, on ne peut éluder que dans leurs échoppes, les barbiers, en théorie sur demande des médecins, faisaient de la petite chirurgie en pratiquant saignées ou en arrachant des dents en plus des bains et des coupes de cheveux ou de barbe. Et que les chirurgiens, quant à eux, se consacraient à soigner les plaies, réparer les entorses ou consolider les fractures. Une chose est sûre en tous cas, au XVIIIe siècle, le chirurgien doit être mieux formé et sa « professionnalisation » semble être l’étape introductive à l’avènement d’une véritable profession médicale. À cet égard, les chirurgiens formaient un groupe très hétérogène et nettement plus diversifié que les autres corporations artisanales avec bon nombre de charlatans qui proposent des remèdes illusoires. Il est vrai que jusqu’au début du XIXe siècle, la théorie des quatre humeurs fondamentales est encore utilisée pour appréhender les déséquilibres du corps humain contre lesquels les praticiens prescrivent des thérapeutiques variées que l’on va découvrir ou redécouvrir dans ce volume. Place aux soins !
Nicolas DE RIBAS
Université d’Artois, Textes et Cultures, UR 4028
Marie-Hélène GARCIA
Université d’Artois, Textes et Cultures, UR 4028