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Numéro 10 | décembre 2021 | Cures de langage(s) / À la recherche d’un passé lointain / Littératures et cultures médiévales dans l’enseignement secondaire
À LA RECHERCHE D’UN PASSÉ LOINTAIN : Histoire nationale et identité dans le roman historique contemporain
Charles Quint et Philippe II, conquête du Mexique : le roman historique au-delà de la dichotomie légende noire/légende rose ?
Christine MARGUET
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Introduction

Ces dernières années l’Espagne s’est trouvée agitée par une polémique récemment réactivée au sujet de son Siècle d’or, autour de la parution de l’ouvrage best-seller Imperiofobia y leyenda negra, de María Elvira Roca Barea (2016)1. Les médias ont résonné de débats liés à l’appropriation idéologique de l’histoire, une histoire du XVIe siècle notamment, qui se ressent toujours d’avoir été instrumentalisée pendant la dictature franquiste à des fins de construction d’une identité communautaire nationale. Dans plusieurs de ses travaux sur le roman historique, Isabelle Touton signale la spécificité des romans centrés sur le Siècle d’or, c’est-à-dire le XVIe et le XVIIe siècles, par rapport à ceux qui portent sur le Moyen Âge ou sur le XVIIIe : celle d’une tension entre une période perçue comme un âge d’or perdu de l’histoire de la nation et, côté légende noire, comme une époque intolérante, de fermeture, d’exclusion, d’appauvrissement : « el discurso de (y sobre) la novela histórica — y sobre todo de la que se centra en los siglos áureos de la historia nacional — [es]  sintomático de la compleja relación del imaginario colectivo español con su identidad colectiva, con respecto al resto de Europa y a los nacionalismos periféricos »2.

Un collaborateur d’El País écrivait dans Letras Libres, en janvier 2019, à propos du parti d’extrême droite Vox : « El partido defiende un país ficticio, de novela histórica, y sus héroes nacionales están tan alejados de la España contemporánea que podría decirse que ya no son ni españoles »3. Rendons justice au roman historique sur le Siècle d’or qui, au cours des dernières décennies, a produit des récits qui sont loin d’être tous caricaturaux. Dans les premières années de la démocratie, il met volontiers en avant des figures alternatives, comme celle de l’exclu, une attitude qui culminera avec l’inversion des « valeurs » que propose Miguel Delibes dans El hereje [L’Hérétique] qui présente une autre vision économique, politique, religieuse4. Quand il place au premier plan des grandes figures, comme les monarques, le roman tend à dépeindre leur vie privée plutôt que l’exercice du pouvoir.

Il semble intéressant d’observer que deux ouvrages récents, portant sur Charles Quint et Philippe II, réinvestissent la dimension politique de ces règnes, sans tomber ni du côté de la légende noire, ni de celui de la légende rose. Et que de tels livres peuvent sans doute, comme l’appelait récemment de ses vœux l’historien Ricardo García Cárcel (voir note 1), mais aussi l’auteur de romans historiques et historien José Luis Corral, contribuer à dépassionner le débat en considérant avec l’aide de la rigueur historique et de la raison ce nœud qu’est le Siècle d’or et sa réception aujourd’hui en Espagne.

Et puis, en cette année 2019, date anniversaire du débarquement de Cortés au Mexique, deux romans historiques qui mettent en récit cette conquête pouvaient constituer le second volet de cette présentation. Et si on peut dire que l’historiographie étrangère (européenne et anglo-saxonne) a abandonné le filtre de la légende noire à propos de l’Espagne5, l’année 2019 a rappelé, avec les excuses réclamées par le président mexicain à l’ancienne puissance coloniale, la grande vigueur des discours postcoloniaux, indigénistes, parfois instrumentalisés par le politique ; des discours auxquels se confronte le récit espagnol de la conquête.

Deux des auteurs du corpus sont membres de l’association Escritores con la Historia (José Luis Corral, qui en est le vice-président, et Jesús Maeso de la Torre, alias Morgan Scott), qui revendique le rôle du roman historique comme medium, exposant d’un savoir et son rôle dans l’assimilation du passé dans un imaginaire collectif contemporain6.

Pour rendre compte de ce corpus hétérogène, ce texte comprendra deux parties. L’une traitera des deux œuvres biographiques, l’autres des deux récits revisitant la conquête. Chacune est organisée autour de deux questions. Celle du pacte de lecture, sachant que la part de fiction est bien moindre dans les deux vies de monarques que dans les deux romans de la conquête, qui placent au premier plan la quête de personnages fictifs. Les notions de noyau dur ou invariant/schèmes périphériques permettront, dans chaque partie, d’apprécier les adaptations à un questionnement du passé depuis le contemporain. On peut en effet reprendre dans une certaine mesure pour le roman historique les interrogations de Rita Olivieri-Godet à propos du roman contemporain :

 

Quelle sorte de relecture la nouvelle fiction romanesque fait-elle de l’histoire ? Quels rapports établit-elle avec l’histoire actuelle ? Comment représente-t-elle le corps social de nos sociétés ? Quelles modalités de représentations du sujet met-elle en place ? Enfin, dans le spectre allant des identités singulières aux identités composites de nos sociétés « mêlées » (Serge Gruzinski), quelles figurations identitaires privilégie-t-elle ?7.

Vies de monarques : le retour du politique

Le pacte de lecture : Histoire/fiction

Le roman de José Luis Corral, El tiempo en sus manos. Ambición, sexo, poder: la gran saga sobre la forja de un imperio, est le deuxième opus d’une trilogie qui précède et englobe le règne de Charles Quint. Publié en 2016, anniversaire de son accession à la couronne d’Espagne, il traite de la période 1519, année de son élection comme empereur, à 1539, année de la mort de l’impératrice Isabelle8. Le roman de Javier Olivares, Felipe. Heredarás el mundo, publié en 2015, porte sur toute la vie de Philippe II9. Ces biographies de monarques, très documentées, incorporent, notamment celle de Corral, les apports de la macrohistoire.

Qu’indique le pacte de lecture de ces ouvrages ? Sont-ils présentés comme des fictions ? Le paratexte le dit, mais les signaux peuvent être contradictoires. S’il n’y a pas de prologue ou de préface, l’information historiographique transmise par le récit de Corral apparaît sous la forme d’une importante bibliographie (15 pages). Le sous-titre, « Ambition, sexe, pourvoir, la grande saga de la fabrique d’un empire », aguicheur et malin, se révèle assez exact : « saga » renvoie à l’épopée, à une intrigue avec nombre de rebondissements, à un récit chronologique, et c’est bien tout cela qu’on trouve ici. La quatrième de couverture indique qu’il s’agit bien d’un roman historique. Dans l’édition de poche il n’est pas précisé que l’auteur occupe une chaire d’histoire médiévale à l’université de Saragosse et qu’il est l’un des « maître(s) du roman historique contemporain », comme on le présente souvent. Le lien avec le temps présent est fait : « La grande saga d’un temps et d’un empire qui posèrent les bases d’un monde nouveau : notre monde ».

L’ouvrage d’Olivares est présenté sur la couverture comme « una novela histórica de Javier Olivares » ; sur la quatrième est mentionnée son activité comme scénariste de séries rigoureuses, saluées par les historiens, en même temps que des succès d’audience de la télévision publique (sur Isabelle la Catholique, Charles Quint, ou encore plus récemment El ministerio del tiempo, co-produit par Netflix).

Pour ce qui est de la construction, les chapitres dans les deux textes suivent strictement la chronologie, ce qui leur donne un aspect de chronique assez exhaustive, notamment celui de Corral, qui indique des dates précises, tandis que celui d’Olivares fonctionne par années, en ignorant certaines : le roman compte vingt-trois chapitres (qui rendent donc compte de vingt-trois années), tous portant un titre10. Par exemple, le titre du chapitre consacré au séjour difficile du prince Philippe et des nobles espagnols en Angleterre, lorsqu’il est l’époux de Marie Tudor est : « Dios, llévame de aquí » (« Mon Dieu, emmenez-moi loin d’ici »).

L’intertextualité, l’utilisation de travaux historiques, est ici primordiale, et notamment chez Corral, qui accorde une large place aux enjeux politiques, religieux, sociaux et économiques. Des aspects qui ne sont pas ignorés par Olivares qui mentionne par exemple le programme que l’arbitriste Ortiz présente à Philippe pour remédier aux maux de la Castille.

Chez Corral, on sent bien pour l’historien la nécessité de poser la part de fiction, quitte à la perdre de vue ensuite. L’incipit du roman sur Charles Quint décrit l’arrestation par l’Inquisition d’un personnage fictionnel, Juan Losantos, pour homosexualité. Le roman s’ouvre sous le sceau de la fiction et de la brutalité de la répression inquisitoriale. Les personnages inventés se trouvent dans la proximité de l’empereur ; il s’agit de la famille Losantos, des convers (juifs convertis) médecins de père en fils. Pablo Losantos est l’un des médecins en qui Charles a le plus confiance, ainsi que l’impératrice Isabelle, tandis que sa mère et sa sœur, savante herboriste, sont au service de la mère de l’empereur, la reine Jeanne la Folle. Ces personnages périphériques sont pris dans la grande Histoire : le personnage de l’incipit — jeune frère du médecin — et son amant rallieront le mouvement des comuneros, qui se rebelle contre Charles, le roi étranger, ce qui permet d’incorporer le point de vue des Castillans, opposés à ce qu’ils anticipent comme une politique contraire aux intérêts de la Castille et de l’Espagne.

Losantos père a été médecin de Ferdinand le Catholique et il se remémore comment, à sa demande, il a lui-même administré à Philippe le Beau, le père de Charles, le poison qui l’a tué. L’interrogation de l’empereur sur les causes de la mort de son père est récurrente. Par un procédé malin, l’empoisonnement est à la fois admis et mis à distance dans la mesure où l’agent est fictionnel. Une fois cette part fictionnelle bien affirmée, et si elle traverse l’ensemble du roman, elle passe au second plan et laisse souvent la place tout entière à la vie politique et un peu privée de l’empereur.

Chez Olivares, la part d’invention est plus diffuse – pas de personnages fictionnels – , mais aussi plus constante, lors de conversations, de scènes, que l’auteur crée en suivant le vraisemblable, et qui éclairent les années de formation autant que de maturité du roi, ses relations avec son entourage politique et familial ou amical, la construction de son art du secret et de la dissimulation. Cela permet de montrer son évolution depuis les jeunes années, où il se rêve en Amadis de Gaule et admire d’abord en son père la figure du chevalier. L’auteur lui attribue un cauchemar récurrent quand il est jeune adolescent : il se voit tancé par un Charles Quint terrible et accablé par la nullité de son fils, bien incapable de lui succéder11. La peinture de la proximité entre Philippe et ses sœurs est très réussie, dans leur jeune âge, puis lorsqu’elles sont des conseillères avisées ou qu’il leur délègue le pouvoir. La princesse Jeanne s’évertue à défendre la Castille de la prédation dont elle est victime pour financer les guerres coûteuses de son père12, et fait découvrir à Philippe Lazarillo de Tormes. La défiance de Philippe envers don Juan d’Autriche, son demi-frère illégitime, est également mise en scène13, ainsi que sa douloureuse relation avec son héritier Charles, dont la mort, à 23 ans, joue un rôle important dans la création et la diffusion de la Légende Noire par les rebelles flamands qui cherchaient en l’héritier du trône un allié. Olivares choisit la version de la mort naturelle d’un prince à la santé fragile, plutôt que celle d’un empoisonnement commandité par le roi.

Dans les années de maturité, loin du calvaire du mariage avec Marie Tudor, le roi trouve un refuge dans le bonheur familial, avec Isabelle de Valois, puis Anne d’Autriche, et dans ses passions (jardinage, architecture, arts, excursions, livres). Il s’agit de dessiner un portrait politique, en incorporant le relationnel qui n’est jamais tout à fait privé. Prêter au personnage sentiments et pensées est une marque claire de littérarité, qui vise à rendre lisible l’histoire. L’humanisation du personnage évite cependant de trop fictionnaliser la figure historique.

Chez Corral, cette invention de scènes privées est moins présente, mais elle est notable dans des dialogues entre la reine Jeanne la Folle, recluse par son fils comme elle l’avait été par son père Ferdinand, et ses rares interlocuteurs. Il s’agit ici d’éclairer un personnage énigmatique, particulièrement digne et même lucide, mais dont les accès de mélancolie ont pu être instrumentalisés par son père puis son fils pour l’éloigner du trône, un personnage qui reste périphérique, et qui ouvre le texte à un questionnement genré.

L’empereur échange avec ses conseillers, mais aussi son médecin fictif, à propos de médecine, des rituels juifs ; les scènes entre l’empereur et l’impératrice montrent l’amour conjugal, déduit des documents qui en attestent. A noter une scène, singulière, où Charles, chassant près de Madrid, s’est éloigné de ses compagnons et demande son chemin à un vieux paysan, qui ne reconnaît pas l’empereur. Comme Charles l’interroge sur le gouvernement, il lui répond considérer l’actuel souverain comme le pire de tous, parce qu’il ruine son royaume de Castille pour mener des conquêtes ou des guerres lointaines dont son peuple n’a cure, au lieu d’administrer l’Espagne et les Indes14 (p. 685). Ces dialogues, ces scènes inventés ouvrent à peine sur une intimité du souverain, à la fois humanisé et maintenu à distance. La rencontre avec le paysan manifeste l’incompréhension profonde entre le roi et ses sujets castillans et espagnols, qui ailleurs est exprimée lors des réunions des Cortès, tellement conflictuelles. La scène, efficace, est autorisée par l’expertise historique qui marque l’ensemble du texte et manifeste l’intérêt de l’invention littéraire dans un texte où l’autorité scientifique est au premier plan.

Les deux ouvrages sont des épopées de l’exercice du pouvoir, à l’échelle d’un empire, à partir de l’historiographie. La forme de saga-chronique montre au lecteur la quantité de fronts ouverts, l’énergie dépensée par Charles (et ses proches conseillers, avec l’épuisement de Gattinara) pour être présent sur tous les fronts, les objectifs parfois atteints et incessamment remis en cause ; l’immensité d’une tâche, qui accable les deux monarques.

Tous deux doivent composer avec l’imaginaire collectif et la part de glorification et de critique associées à ces deux règnes qui couvrent quatre-vingts ans du XVIe siècle, et prendre en compte les interrogations des lecteurs contemporains.

Noyau dur et schèmes périphériques15

Le noyau central associé à ce siècle et à ses deux monarques incorpore des représentations contradictoires : grandeur impériale, geste épique, caractère messianique de celui qui va unifier la chrétienté, pour Charles Quint, organisation de l’administration et capacité de travail pour Philippe, le roi capable de gérer un empire depuis son bureau. Depuis plusieurs décennies, le noyau dur a incorporé la persécution de l’hétérogénéité religieuse, pour les deux souverains, avec une crispation beaucoup plus grande pour le règne du second, et la saignée de l’Espagne et surtout de la Castille pour le financement de guerres sans fin (contre le Français, le Turc, les luthériens) et d’entreprises hasardeuses, comme l’Invincible Armada.

Chez Corral, à travers la famille fictive des Losantos, se pose la question de l’altérité et son incorporation ou son rejet dans la construction d’une identité collective. L’auteur reprend des apports du roman historique des débuts de la démocratie (qui mettait en avant l’altérité), sans en faire un propos essentiel de son livre. L’altérité ici c’est le convers, toujours soupçonné d’être irréductible à l’identité espagnole chrétienne. Les Losantos sont montrés comme de loyaux sujets de leur roi, ils ne sont pas judaïsants mais à la mort du père c’est une prière juive qui vient au fils de convers. On a ici une place faite à une altérité discrète qui n’en est peut-être que plus émouvante. Signe des temps, la question du genre est amenée, avec la présence de l’homosexualité. Juan Losantos, arrêté par l’Inquisition, pour sodomie (et non en raison de ses origines juives), forme avec son amant Andrés un couple normal sous la plume de l’auteur implicite, mais qui ne peut survivre dans la société de son temps. Et puis, dans ce monde très masculin, la place de la femme est parfois interrogée : celle, singulière, de la reine Jeanne la Folle. Lucide, digne, elle refusera de reprendre le pouvoir à son fils lorsque les comuneros le lui offrent. Avec ce personnage périphérique, écarté du pouvoir, les scènes inventées, les dialogues notamment, avec Charles, son entourage proche, son geôlier, sont le lieu où les éléments périphériques viennent enrichir, relire le noyau central. La question genrée, c’est aussi la prise en compte du plaisir sexuel féminin : le vieux médecin Losantos, qui a étudié les textes arabes, connaît l’existence du clitoris, longtemps absent de l’imaginaire masculin (voire féminin), autant que de la littérature biologique jusqu’à une époque extrêmement récente.

L’auteur implicite, plus présent chez Olivares, montre la transformation d’un jeune Philippe, pas encore roi, dialoguant à Bruxelles avec des protestants qu’il trouve étonnamment normaux et sympathiques, là où il s’attendait à trouver des monstres, ou encore en roi consort d’Angleterre qui tente d’y réimporter le catholicisme par la douceur. C’est le même qui laissera le Grand Inquisiteur Valdés instrumentaliser l’institution à des fins personnelles (par exemple contre l’archevêque Carranza). La voix auctoriale se manifeste pour condamner la répression religieuse, la politique à l’égard des Morisques ou encore des Flamands en rébellion. Concernant ces deux dernières questions, la condamnation est aussi pragmatique, politique : l’Espagne y a plus perdu qu’elle n’y a gagné16.

Si le roman de Corral met au premier plan le politique, les deux ouvrages montrent la complexité des enjeux qui lient l’Espagne et l’Europe, rappellent que l’époque glorieuse où la Castille domine l’Europe et étend son pouvoir en Amérique est aussi une époque d’émigration, de pauvreté. Les comuneros l’ont craint avant que la Légende Noire ne brandisse le mauvais gouvernement de Charles Quint et de Philippe II17. Les deux auteurs, au-delà de la dichotomie légende noire/légende rose, s’adressent à l’intelligence et à l’appétence de savoir et de compréhension du lecteur, en associant (avec des dosages différents) histoire et romanesque.

Mettre en récit la conquête en 2019

Les deux romans de la conquête du Mexique ne sont pas des biographies de Cortés ; l’histoire y est vécue par d’autres, des témoins et/ou acteurs secondaires et fictifs.

Morgan Scott, pseudonyme de Jesús Maeso de la Torre, auteur primé, historien de formation, a publié en 2019, anniversaire du débarquement de Cortès au Mexique, Los hijos del sol (« les fils du soleil », qui désignent les Espagnols)18. Le protagoniste en est un noble mexica, dont le récit autobiographique (c’est un jeune homme quand les Espagnols arrivent à Tenochtitlan) permet d’évoquer la civilisation aztèque au début du XVIe siècle, juste avant sa destruction.

Hombres valientes, dioses crueles. La conquista de México vista por los soldados de Cortés est le premier roman d’Eugenio Chouciño19. Les personnages principaux sont trois soldats espagnols, des vétérans, qui participent à l’expédition de Cortés.

Le pacte de lecture

La mention « roman historique » apparaît sur la couverture ou jaquette des deux livres. Chouciño inclut un document paratextuel : une note de huit pages où il regrette notamment l’incroyable oubli dans lequel est tombé Cortés, rappelle la supériorité de la conquête menée par les Espagnols sur celle des Anglais, un siècle plus tard, compare le statut mémoriel de Cortés avec celui d’autres grands conquérants et leur réception dans leurs pays d’origine20. Scott, lors d’interviews, exprime une indignation assez semblable : « Nuestra historia es la más fecunda de los países occidentales, pues llevamos el derecho romano, el idioma, la fe y la cultura grecolatina a todo un mundo nuevo. Cabeza alta. Los angloparlantes asolaron y acabaron con todas las tribus de Norteamérica, España las civilizó y asimiló »21. Il s’agit d’un argument traditionnel contre la légende noire : « Ellos más » –les autres ont fait pire.

Dans les deux cas, l’histoire de la conquête, ses faits marquants, sa progression sont conformes aux documents historiques (tous écrits par des Espagnols), et occupent une partie de l’œuvre seulement.

Les fils du soleil est une œuvre assez ambitieuse, à la tonalité mélancolique. Même s’il est inexact de dire que le narrateur est nostalgique de sa culture disparue, il exprime la mélancolie de qui vit la fin de son monde et un exil ontologique.

Le narrateur, Ocelotl Teotleco, est un prince mexica. Ce personnage fictif (l’auteur ne précise pas qu’il l’est) a reçu une éducation particulièrement soignée : théologien, scientifique, homme de lettres, spécialiste de la culture maya et guerrier Aigle, il incarne in fine l’idéal humaniste des Européens.

La littérarité du roman est affirmée : il commence par une prolepse, un saut en avant dans le temps qui amène le lecteur en 1539, à Salamanque. A la fin du récit, le lecteur comprend que cette action première se situe cinq ans après la mort du protagoniste et narrateur, en 1534 à Ubeda.

Il y a donc un narrateur externe, dont la voix se manifeste dans les sept premières pages, puis les dernières du roman. L’épilogue d’une vingtaine de pages relate une action située au XIXe siècle, mettant en scène un personnage qui, après avoir trouvé le manuscrit oublié d’Ocelotl, en Andalousie, part à la recherche du trésor des Aztèques pour mourir dans un naufrage.

Le reste est le récit rétrospectif, autobiographique, d’un témoin privilégié de la conquête (notons que les premières pages se terminent sur la mention de la rivière Tormes, clin d’œil à Lazarillo).

Ce récit est organisé en quatre parties : 1) les jeunes années d’Ocelotl Teotleco au cœur de la puissance mexica ; 2) l’arrivée des Espagnols, et un temps d’indécision, suivi de 3) la destruction de Tenochtitlan et du monde mexica, et l’instauration du pouvoir espagnol, puis 4) le voyage d’Ocelotl en Espagne, dans la délégation qui accompagne Cortés. À partir de l’arrivée des Espagnols, le récit d’Ocelotl porte essentiellement sur les différentes phases de la conquête. Il a accès à la cour, et même au cercle rapproché de l’empereur ; son récit s’attache notamment à comprendre l’attitude de Moctezuma. Il a également un accès privilégié à certains Espagnols, étant lié d’amitié avec Aguilar, personnage historique qui est, avec la Malinche, l’interprète de Cortés.

De nombreux passages sont consacrés à la description de la ville (urbanisme, vie sociale et activité économique), aux croyances et rituels des Mexica, à leurs coutumes (vêtements, alimentation)…

Au rang des éléments fictionnels notables, le protagoniste est le dernier à connaître la cachette du trésor du souverain mexica, secret qu’il emporte dans la tombe ; il transporte jusqu’en Espagne un petit artefact astronomique d’or pur, merveille de la technologie maya qui prédit les éclipses, et qu’il devra protéger de l’Inquisition.

Ce roman espagnol choisit donc de donner la parole à un aristocrate et savant mexica, témoin de la disparition du monde qui l’a vu naître, et dont il est un représentant éminent.

Quant au roman de Chouciño, il est le plus influencé par le récit d’aventures et joue efficacement sur l’émotion, les effets. On suit les aventures de trois soldats vétérans de plusieurs campagnes, notamment en Méditerranée contre les Turcs. Décidés à rentrer en Castille pour vivre de l’agriculture, ils doivent se résoudre à partir à Cuba pour fuir la pauvreté. L’un d’entre eux, le protagoniste Ramiro, est accompagné de sa femme, María, et de leurs trois enfants. On est alors en 1517, ils commencent à exploiter une encomienda puis, recrutés par Cortés qui prépare son expédition, ils prendront part aux différents épisodes de la conquête jusqu’à la chute de Tenochtitlan, en 1521 : le débarquement au lieu qui va devenir Veracruz, les affrontements puis l’alliance avec des peuples périphériques de l’empire, Totonaques et Tlaxcaltèques, l’arrivée et l’installation à Tenochtitlan, la Nuit Triste de la fuite des Espagnols, puis leur retour définitif et la destruction de la capitale. Á l’action principale se greffe une action secondaire, autour de Ramiro et sa famille : son jeune fils est enlevé près de Veracruz par des guerriers aztèques pour être sacrifié sur la grande pyramide. S’ensuit une course contre la montre entre Veracruz et Tenochtitlan, pour le sauver.

Une autre action secondaire s’attache à un enfant aztèque, frère aîné d’un garçon sacrifié sur la grande pyramide au chapitre 1. Il a fui Tenochtitlan après que sa famille a été exterminée par le grand prêtre, un fou sadique mû par la vengeance. Sur la côte orientale il rencontre Aguilar, seul Espagnol rescapé d’une expédition antérieure au débarquement de Cortés, qui vit parmi des Mayas. Le jeune garçon se joint aux hommes de Cortés, apprend leur langue, trouve refuge dans leur religion, devient novice franciscain. Ce personnage est en outre narrateur : sa voix clôt chaque chapitre. Elle glorifie les Espagnols, leur supériorité morale, celle de leur religion, de paix et de pardon, leurs connaissances. C’est à lui qu’est laissé le dernier mot dans le récit, bien des années plus tard. Son bilan de la conquête et du début de la colonisation pourrait se résumer ainsi : même si des actes mauvais ont été commis en Nouvelle Espagne, l’arrivée des Espagnols a signifié la fin des sacrifices et du cannibalisme. Un avis qui relaie celui de l’auteur implicite.

La figure de Cortés est présente, chez Scott, à travers le récit de sa geste, l’appréciation que porte sur lui Ocelotl. Il apparaît aussi directement lors de quelques conversations avec Ocelotl, notamment en Castille. Le conquérant de l’empire aztèque y est montré comme victime de l’envie et du mépris des nobles de la cour (en raison de ses origines relativement modestes), et de la défiance du monarque. Le narrateur reconnaît son génie stratégique et diplomatique. Il voit en lui autre chose qu’un guerrier assoiffé de pouvoir, d’honneurs et de richesses : un visionnaire mû par le souci d’évangéliser et « d’édifier son idée et son monde sur notre terre »22 . Il respecte les biens des nobles mexica face aux pressions des Espagnols23, et s’il commet des erreurs, comme l’exécution de Cuauhtemoc, il est le meilleur gouverneur pour les Mexica24.

Dans le roman de Chouciño, c’est le chef de guerre qui est célébré, celui qui charge parfois à la tête de ses hommes. Et, pour contrebalancer la figure du rebelle, celle du légaliste : Cortés n’est pas mandaté pour fonder des villes par le gouverneur de Cuba ; il entend donc rendre compte directement à l’empereur. Il respecte les formes juridiques et prend possession des terres au nom du roi. Il fait lire aux nouveaux peuples soumis les modalités de la présence des Espagnols (la conversion au christianisme et le respect des biens et des personnes)25.

Noyau dur et schèmes périphériques 

Considérons maintenant dans quelle mesure les auteurs prennent en compte l’évolution des discours sur la conquête.

Dans le discours des conquérants-colonisateurs, l’Indien est soit innocent (Colomb) soit, s’agissant des Aztèques ou des cannibales, mauvais. La barbarie de la religion mexica se manifeste dans les flots de sang versés lors des sacrifices humains. Par ailleurs, les Aztèques oppriment d’autres peuples, que les Espagnols vont libérer et qui vont devenir leurs alliés. A la conquête peut dès lors être associée l’idée de « guerre juste »26. Et puis, le conquérant est le médiateur du christianisme et de la civilisation humaniste. Un discours qui incorporerait celui des conquis-colonisés, et qui relaierait le discours indigéniste, condamnerait au minimum les massacres et la maltraitance, l’esclavage de fait27.

Un roman sur la conquête du Mexique peut-il à la fois célébrer la geste de Cortés comme un moment essentiel de la contribution de l’Espagne à l’histoire mondiale, et faire entendre la voix des vaincus, et à travers elle faire resurgir l’empreinte du monde détruit ? C’est en quelque sorte le pari de Maeso de la Torre-Morgan Scott.

Dans son roman, l’exploit de Cortés et ses hommes, l’importation de la religion chrétienne et de l’humanisme, d’un côté, la barbarie et l’horreur des sacrifices, de l’autre, sont bien présents, tandis qu’une large place est accordée à la culture des Mexica, subtilement traitée dans le roman, et notamment la religion ou spiritualité (loin d’être réduite aux sacrifices), la littérature et diverses connaissances scientifiques. Le protagoniste et narrateur en est le dépositaire, grâce à l’éducation soignée qu’il a reçue, et qui incorpore aussi les traditions maya.

Par tradition familiale et choix il préfère Quetzalcoatl à Huitziloptchi, le dieu de la guerre, à qui sont destinés les sacrifices qu’il hait ainsi que les guerres sacrées ou fleuries (pourvoyeuses de prisonniers à sacrifier). De sa mère notamment il hérite une spiritualité qui le rend très réceptif au Dieu unique des Espagnols. Devenu l’ami proche d’Aguilar, il reconnaît au cours de leurs conversations, puis de celles qu’il a avec des Franciscains, la supériorité de la religion chrétienne, mais considère aussi, dans une approche synchrétique, que le Dieu sans nom vénéré par ses parents l’a préparé à accueillir le Dieu des chrétiens28.

Avec Chouciño, on retrouve les fondamentaux du noyau dur : pas d’habillage, pas d’adaptation. Une posture que semble justifier le sous-titre, annonciateur du point de vue : « la conquête vue par les soldats de Cortés ». Mais le lecteur sent se confondre le point de vue du protagoniste, narrativisé, avec la voix de l’auteur implicite. L’idéologie du roman ne met pas à distance le jugement d’un soldat de Cortés glorifiant l’entreprise espagnole.

Le chapitre 1 dépeint très crûment le sacrifice d’un garçon de dix ans (parmi de nombreux autres), sur la grande pyramide de Tenochtitlan, aux mains d’un grand prêtre fou. Le lecteur est révulsé. Il est soulagé que le chapitre se ferme dans l’attente de l’arrivée des Espagnols, sur le rivage oriental. Au chapitre 2 apparaissent les trois soldats protagonistes. Nous sommes en 1517, à bord d’une galère espagnole, en plein combat contre des barbaresques. Le chef barbaresque aussi torture un garçon, espagnol, de neuf ans, qui ne va pas tarder à mourir. Le capitaine maure est émasculé puis tué par les Espagnols. Le lecteur respire peut-être, mais il est jeté dans un monde d’une grande violence, et ce qui est intéressant surtout dans la superposition de ces deux épisodes, mettant en scène Aztèques et Maures, c’est qu’elle reprend un des arguments anciens du discours de légitimation de la conquête de l’Amérique, qui en fait une prolongation de la Reconquête (Cortés y fait référence). Le conquis est assimilé à l’infidèle et il pratique en outre des rites d’une cruauté inouïe29.

Le roman de Scott montre l’étonnement des Espagnols découvrant une civilisation amérindienne, leur émerveillement devant Tenochtitlan, l’amour de Cortés pour cette ville et cette terre. Chez Chouciño tout cela est absent, ce qui correspond à une stratégie : rien ne vient contrebalancer la barbarie. Il évite pratiquement de mentionner la stupeur des Espagnols face à la capitale aztèque. Ramiro regrettera juste que Cortés se soit résolu à la détruire (mais c’était indispensable pour assurer la sécurité des assaillants) d’un laconique : « c’est dommage, c’était un bel endroit » !30

Pour Morgan Scott, « La novela, al ser narrada por un príncipe sacerdote azteca y ser testigo de la conquista y conocedor de España tras su viaje a la península con Cortés, da una visión más objetiva de ambas partes muy interesante, para que así el lector saque sus propias conclusiones »31. Ce récit à la première personne pose la question du point de vue et, prenant en compte l’altérité, entend proposer une version mexica de la conquête, version qui n’existe pas, puisque, rappelons-le, les sources sont espagnoles.

Ce personnage connaît une acculturation, qui passe, très brièvement, par une phase de réciprocité, d’échange. On notera l’importance de la figure d’Aguilar, le religieux interprète.

Ocelotl est aussi curieux de la culture des Espagnols qu’Aguilar l’est de celle des Mexica et Maya : ce sont deux hommes de savoir, ouverts à la rencontre. Ocelotl, qui se sent proche du Dieu des Espagnols, pense d’abord naïvement que les Mexica l’incorporeront à leur panthéon. Puis il assiste à l’anéantissement de sa culture. Aguilar le voit comme « la nueva raza que ha nacido tras el encuentro de dos mundos »32. Mais il meurt en Espagne sans avoir pu faire partager son savoir car l’Inquisition veille, tandis qu’en Nouvelle Espagne le premier évêque, Zumarraga, entreprend la destruction des vestiges mexica, qu’ils soient architecturaux ou livresques33. On peut dire que l’ensemble du roman tente un équilibre délicat entre défense de la conquête et rencontre de deux mondes, par la voix d’un Mexica qui peut apprécier le meilleur et le pire des deux civilisations. Le récit offert au lecteur, présenté comme les mémoires d’Ocelotl, est brûlé par les inquisiteurs (dès l’incipit). Ce récit et cette voix sont comme une revenance, une tentative de faire exister un récit indien de la rencontre des deux mondes.

Dans la version de Chouciño la rencontre peut parfois jouer la corde sensible. Elle met face à face deux individus qui peuvent se reconnaître dans les affects de l’autre, dans une commune humanité34. Ne questionnant pas le fait que la Conquête est une entreprise positive pour les Amerindiens, l’auteur implicite de Hombres valientes, dioses crueles met en avant certaines de ses modalités bénéfiques. Très pragmatiquement, contemplant les soldats espagnols et leurs alliés tlaxccaltèques, le protagoniste considère qu’ils ont fait le bon choix : « Eso abría un nuevo futuro para ellos »35. A propos d’une mission franciscaine à Saint-Domingue, le narrateur, suivant toujours le point de vue du protagoniste, indique : « Parecía un lugar en armonía y los avances del viejo mundo eran aplicados allí de manera provechosa para todos »36. Les religieux chrétiens sont en général des hommes bons, soucieux de secourir les autres, Indiens ou Espagnols, et d’évangéliser. Le bénéfice supposé de la conquête pour les Indiens est notamment illustré par le biais de relations interpersonnelles avec les Espagnols.

Les trois protagonistes espagnols se voient confier à Cuba une encomienda, exploitée avec la main d’œuvre indienne du village voisin, très bien traitée. Des liens de solidarité et d’amitié se tisseront entre Espagnols et Indiens, dans une représentation assez idyllique.

Ce roman célèbre les valeurs martiales d’un empire conquérant, met en avant le courage, la loyauté, les amitiés viriles, la famille. Chouciño rejoint des images de la Conquête présentes dès les premiers discours, où les conquérants sont virils tandis que les conquis — quand ils ne sont pas de redoutables guerriers — sont féminisés.

La question de la possession des femmes et du métissage est évidemment posée37. Les îles Caraïbes sont un Éden érotisé, et là comme sur la Terre Ferme de nombreux Espagnols prennent compagne : pas de viols ni d’exploitation sexuelle des femmes indiennes (comme chez Scott, les exactions lors de la prise de Tenochtitlan sont commises par les Tlaxcaltèques)38. L’un des trois soldats, Fernando, est amoureux d’une native. Ils se marient et à la fin du roman elle le rejoindra en Espagne avec leurs enfants.

Car si Ocelotl, le Mexica du roman de Scott, termine sa vie en Espagne, où il est accueilli par la famille de Francisco de los Cobos, le secrétaire de Charles Quint, les trois soldats espagnols chez Chouciño reviennent en Castille travailler la terre, entourés de leur famille. On a un mouvement cyclique de personnages qui ont fui la misère, les impôts, puis reviennent, enrichis, pour vivre non de leurs rentes mais de leur travail, en bonne entente avec famille, voisins, amis.

Le roman mobilise explicitement la question identitaire. Les Espagnols forment une communauté, fondée sur un certain nombre de valeurs, ils sont attachés à une terre et à une histoire. Dans les premières pages du roman, les personnages, de retour de campagne, contemplent avec émotion la terre de Castille, si dure à travailler, pour laquelle l’effort de Reconquête a valu la peine : il vaut la peine de se battre pour sa terre, son mode de vie, sa religion. Il est donc cohérent que les personnages retournent en Castille. On observe un balancement entre cet attachement à une portion de terre, et l’idée que les Espagnols sont élus pour défendre et répandre le christianisme et leur culture, dès les premières pages. L’idée messianique est présente, mais tournée vers l’Amérique, tandis que l’auteur implicite se montre critique à l’égard de la politique des Habsbourg, trop obsédés par l’Europe pour avoir une véritable ambition américaine39.

Conclusion

Les quatre ouvrages choisis tiennent de l’épopée. Les deux biographies mettent en scène une épopée du pouvoir, qui a peu besoin de fiction tant elle est spectaculaire, et redonnent toute son importance au politique. Elles rappellent au lecteur d’aujourd’hui à quel point l’histoire de l’Espagne se fait aussi hors de la péninsule au XVIe siècle, outre-mer bien sûr, mais surtout en Europe, et que ce que l’histoire a retenu comme âge d’or national s’est bâti contre les vœux des Espagnols. Avec un dosage différent de l’intertextualité historique, ce sont des ouvrages très didactiques où l’auteur fait œuvre d’historien, substituant la connaissance aux émotions pour dépasser les vaines polémiques du présent. La complexité n’occulte pas, par moments, la grandeur de la geste40. Les deux romans de la conquête mettent sous les yeux du lecteur le pouvoir de la fiction. Chez Scott, la revenance de ce qui n’est plus, cette voix étouffée, surgie d’un passé fantomatique — la fiction d’un témoignage indien de la conquête — associe l’élégie à l’épopée. Avec Chouciño, on tombe dans le piège de la mise en fiction de l’histoire, par un récit idéologiquement simpliste, qui est aussi un roman d’aventures efficace. C’est la seule des quatre œuvres qui ne se soucie pas de dépasser la dichotomie légende noire/légende rose, mais simplement de réactiver le récit de la Conquête sur un mode glorieux. Elle est vue surtout à hauteur d’hommes, des hommes qui s’identifient toutefois à une grandeur collective. Si « le contemporain — pour Giorgio Agamben — […] est celui qui, par la division et l’interpolation du temps, est en mesure de le transformer et de le mettre en relation avec d’autres temps, de lire l’histoire d’une manière inédite, de la “citer” en fonction d’une nécessité qui ne doit absolument rien à son arbitraire, mais provient d’une exigence à laquelle il ne peut pas ne pas répondre »41, ces ouvrages sont-ils contemporains ? Depuis l’autorité historiographique, qui revisite le passé à partir des questionnements du présent, dans le cas de Corral et Olivares. En tâchant de faire exister dans un récit espagnol de la Conquête la voix d’un Mexica (Scott). Quant à Chouciño, en ignorant la remise en question de la notion de progrès par l’historiographie, et en se réappropriant un récit glorifiant de la geste espagnole en Nouvelle Espagne, il adopte une posture qui a justement été remise à l’ordre du jour avec Imperiofobia y leyenda negra…42


[1] Parution à laquelle répondit en 2019 Imperiofilia y el populismo nacionalcatólico, de José Luis Villacaña, à charge contre le précédent. Voir la tribune de l’historien Ricardo García Cárcel dans La Vanguardia : https://www.lavanguardia.com/cultura/culturas/20190831/463785754622/elvira-roca-villacanas-imperialismo.html, 31.08.19, consulté le 04.10.19.

[2] Isabelle Touton, « El Siglo de Oro bajo el prisma de la novela histórica contemporánea: Aprensión e interpretación de una imagen », in Hanno Ehrlicher et Stefan Schreckenberg (dir.), El Siglo de Oro en la España contemporánea, Madrid/Frankfurt, Iberoamericana Editorial Vervuert, 2011, p. 195-211, p. 196.

[3] Ricardo Dubda, Letras libres, 02.01.19 : https://www.letraslibres.com/espana-mexico/politica/la-espana-vox, consulté le 07.09.19.

[4] Dans El Hereje, de Miguel Delibes [1998], l’identification avec les hétérodoxes, au-delà de la simple empathie, propose une interprétation économique, politique, religieuse : « les valeurs de la représentation de l’Espagne sacrée sont inversées : les vrais Espagnols auxquels l’Espagne démocratique peut s’identifier sont les hétérodoxes », Isabelle Touton, « L’identité nationale espagnole au cœur de la reconstruction romanesque du Siècle d’or (1980-2000) », in Rita OLIVIERI-GODET (dir.), Écriture et identités dans la nouvelle fiction romanesque, Rennes, PUR, 2010, p. 171-190. p. 189.

[5] Voir Richard Kagan, « ¿Por qué la Leyenda Negra? ¿Por qué ahora? », Cuadernos de Historia Moderna, 43, 1, 2018, p. 279-283.

[6] L’association Escritores con la Historia, fondée en 2018, est notamment à l’origine d’un cycle de rencontres au thème éloquent : « La ficción española como refugio de la historia », ou encore « La novela al rescate de la historia ». Un point commun entre ces auteurs, qui peuvent être d’orientations politiques diverses, c’est de considérer que l’Institution ne favorisant pas la connaissance du passé, le didactisme du roman historique est particulièrement important. L’enseignement du passé national est particulièrement problématique dans la mesure où il peut être absent de la formation scolaire des Espagnols selon la région autonome à laquelle ils appartiennent.

[7] Rita Olivieri-Godet, « En guise d’introduction », Écriture et identités dans la nouvelle fiction romanesque, Rennes, PUR, 2010, p. 9-10.

[8] José Luis CORRAL, El tiempo en sus manos. Ambición, sexo, poder: la gran saga sobre la forja de un imperio. (Los Austrias, vol. II), (2017), Barcelone, Planeta, Booket, 2019.

[9] Javier OLIVARES, Felipe. Heredarás el mundo, (2015), Barcelone, Penguin Random House, 2018.

[10] Les romans dont nous parlons ici mettent en avant le didactique. Il ne s’agit pas de ce que Dominique Viart appelle « la littérature déconcertante », mais de persistance du roman historique, de format classique, dans la littérature. Voir Dominique Viart, « Témoignage et restitution. Traitement de l’Histoire dans la littérature contemporaine » in Gianfranco RUBINO (coord.), Présences du passé dans le roman français contemporain, Rome, Bulzoni, 2007, p. 43-64, p. 62-63. Dans ces deux romans, le présent et ses interrogations apparaissent dans les questionnements de l’historiographie actuelle et dans la fonction idéologique du narrateur, ou auteur implicite, mais pas dans la forme, classique.

[11] Felipe. Heredarás el mundo, op. cit., p. 59.

[12] Ibid., p. 326 par exemple.

[13] Ainsi, le monarque se demande s’il préfère que son frère triomphe ou non contre le Turc. Ibid., p. 495.

[14] El tiempo en sus manos. Ambición, sexo, poder: la gran saga sobre la forja de un imperio. (Los Austrias, vol. II), op. cit., p. 685.

[15] Voici comment Isabelle Touton, définit ces notions : « El núcleo central de la representación del Siglo de Oro es que se trata del periodo fundador de la nación española, momento ejemplar política y culturalmente, donde se encuentran pruebas del valor del pueblo y de su singularidad. Se adaptaron los elementos periféricos a la descristianización de la sociedad española (condena de la Inquisición), a la democratización de las instituciones (censuras al absolutismo y a las injusticias sociales) y a los preocupaciones de orden económico (crítica al despilfarro del dinero de las Indias) pero el núcleo duro sigue siendo el de la grandeza y brillantez de España » («El siglo de oro bajo el prisma de la novela histórica contemporánea », p. 211).

[16] Un exemple de la présence de l’auteur implicite : « Dos enfermedades devastaron la raza humana: la peste y la religión » (Felipe. Heredarás el mundo, op. cit., p. 283). Il s’agit des persécutions religieuses à Londres, contre les Anglicans, mais c’est extensible à la répression inquisitoriale en Castille. À l’égard de la gestion de la question morisque (Ibid., p. 468), ou encore de la spirale répressive dans les Flandres, la critique est politique ; Philippe n’a pas appris de son père la capacité à négocier. Mais l’exécution de Horn et Egmont, anciens amis de jeunesse du roi, qui ont mené des combats en son nom, est condamnée sur un plan moral. Ces mêmes erreurs ont amené l’historien Geoffrey Parker à surnommer Philippe II le « roi imprudent ». Voir Geoffrey Parker, Felipe II, el rey imprudente, Barcelone, Planeta, 2015 [2014 pour l’édition anglaise].

[17] Cette résistance de ses sujets espagnols, Charles Quint ne la comprend pas. Narrativisant son point de vue, l’auteur écrit : « Las cosas no salían como había previsto. Castellanos, leoneses, aragoneses, catalanes, valencianos…, los gobernaba a todos ellos, los hacía grandes y fuertes, gracias a su figura habían dejado de ser insignificantes colas de ratón para convertirse en la cabeza del mundo, pero pese a ello, aquellas gentes seguían ancladas en viejas leyes, viejos modos, viejos privilegios », El tiempo en sus manos. Ambición, sexo, poder: la gran saga sobre la forja de un imperio. (Los Austrias, vol. II), op. cit., p. 683 (nous soulignons).

[18] Morgan SCOTT (pseudonyme de Jesús MAESO DE LA TORRE), Los hijos del sol, Barcelone, Penguin Random House, 2019.

[19] Eugenio CHOUCIÑO, Hombres valientes, dioses crueles. La conquista de México vista por los soldados de Hernán Cortés, Madrid, La esfera de los libros, 2018. Sélectionné pour le prix meilleur roman historique Hislibris 2018, cité dans les sélections des livres de la rentrée 2018 de Metro, Eldiario.es (progressiste, de gauche).

[20] Hombres valientes, dioses crueles. La conquista de México vista por los soldados de Hernán Cortés, op. cit., p. 434.

[21] Entretien dans Todo Literatura, 07. 04. 2019. URL : https://www.todoliteratura.es/noticia/50893/entrevistas/entrevista-a-morgan-scott:-hernan-cortes-conquisto-mexico-ayudado-por-los-pueblos-indios-vejados-y-humillados-por-los-aztecas-durante-siglos.html. Consulté le 12.09.20.

[22] Los hijos del sol, op.  cit., p. 390.

[23] Ibid., p. 426.

[24] Ibid., p. 572. Voici quelques extraits d’un dialogue entre le protagoniste et Cortés, quand ils se voient pour la dernière fois, en Espagne : « os he admirado y odiado. Hoy os respeto. Lo que hicisteis solo podía hacerlo un dios […] habéis conquistado la inmortalidad en la historia y vuestro nombre será recordado por los siglos », Ibid., p. 509-510.

[25] Voir par exemple la fondation de Vera Cruz dans Hombres valientes, dioses crueles. La conquista de México vista por los soldados de Hernán Cortés, op. cit., p.  168-172, et p. 136-137.

[26] « Tlaxcaltecas, totonacas, mayas y chalcas […] llevaban años sufriendo la opresión mexica que los obligaba a vestir de estameña y pagar impuestos abusivos, además de sufrir las “guerras floridas", donde robaban millares de jóvenes para ser sacrificados en los templos de Tenochtitlán, su capital, y lo eran anualmente en un número de 20.000 o 30.000. La llegada de Cortés fue una liberación para ellos, que le ayudaron a abatir en masa a los mexica », Entretien de Morgan Scott dans Todo Literatura, 07.04.2019, art. cit.

[27] Voir Guido Rings, La conquista desbaratada. Identidad y alteridad en la novela, el cine y el teatro hispánicos contemporáneos, Madrid/Frankfurt, Iberoamericana Editorial Vervuert, Nuevos hispanismos, 2010, chap. 1 : « Los discursos sobre la Conquista », p. 41-64.

[28] Los hijos del sol, op. cit., p. 563.

[29] Guido Rings, La conquista desbaratada. Identidad y alteridad en la novela, el cine y el teatro hispánicos contemporáneos, op. cit., p. 43.

[30] « Una pena, el sitio era bonito », Hombres valientes, dioses crueles. La conquista de México vista por los soldados de Hernán Cortés, op. cit., p. 395.

[31] Entretien de Morgan Scott dans Todo Literatura, 07. 04. 2019), art. cit.

[32] Los hijos del sol, op. cit., p. 501.

[33] Mentionnons le palais-bois de Texcoco (Ibid., p. 394), les toiles peintes et tous les livres qui consignent les savoirs techniques ou scientifiques, la poésie, tout un savoir aztèque et maya (Ibid., p. 427). On voit s’effacer l’espoir d’un christianisme plus pur sur cette nouvelle terre, qu’expriment tant Aguilar que des Franciscains, une religion de paix, de fraternité universelle (Ibid., p. 481).

[34] Dans la longue action à suspense (plus de 50 pages) qui voit Ramiro tâcher de sauver son fils du sacrifice, tous deux échappent aux soldats en se cachant dans une maison de Tenochtitlan, où ils menacent une famille pour qu’elle n’appelle pas au secours. Le narrateur omniscient indique que l’Aztèque a bien compris qu’il s’agit de sauver un enfant, qu’il est lui-même hostile aux sacrifices qui touchent d’abord les populations pauvres, et qu’il renonce à appeler la garde, même lorsqu’il est hors de danger. Lorsqu’il reviendra en vainqueur dans le chaos qui suit la prise de la ville, l’Espagnol s’empressera de rechercher cette famille pour la mettre à l’abri des exactions des Tlaxcaltèques, en les confiant aux missionnaires.

[35] Hombres valientes, dioses crueles. La conquista de México vista por los soldados de Hernán Cortés, op. cit., p.  390.

[36] Ibid., p. 379.

[37] Les moeurs des Indiens, pour la relation entre les sexes, sont décrites comme plus libres et saines. « Tal vez los dos mundos tenían cosas que aprender el uno del otro », Ibid., p. 109.

[38] Le roman mentionne les viols et autres actes de barbarie commis par les Tlaxcaltèques, précisant que de tels actes commis par des Espagnols eussent été punis par la potence (Ibid., p. 411).

[39] L’auteur implicite dénonce par la bouche d’un personnage autorisé, le capitaine d’un vaisseau, l’absence d’une réelle politique atlantique chez les Espagnols. Le seul intérêt du nouveau roi pour les nouvelles terres réside dans l’or et le commerce destinés à financer une politique européenne. Les Anglais auront beau jeu de développer leur flotte et concurrencer les Espagnols (Ibid., p. 383-384).

[40] Notamment dans le cas de Charles Quint.

[41] Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot-Rivages poche, 2008, p. 41-42.

[42] Voir note 1.

Résumé

Cet article examine comment des romans historiques de la fin de la décennie 2010 traitent la figure des deux premiers Habsbourg et la conquête du Mexique. À partir des notions de pacte narratif (fiction/histoire) et d’invariants/adaptation au présent, nous verrons comment l’expertise historique associée à un récit de l’épopée du pouvoir permet de dépasser les manipulations identitaires associées aux règnes de Charles Quint et Philippe II. Pour la conquête, la revendication de l’épopée des Espagnols peut faire une place à la voix fantomatique d’un Mexica, ou exalter la geste de Cortés sans égards pour les questionnements contemporains.

 

Resumen

Este artículo examina cómo novelas históricas de finales de la década de 2010 tratan la figura de los dos primeros Austrias y la conquista de México. Utilizando las nociones de pacto narrativo (ficción/historia) e invariantes/adaptación al presente, veremos cómo la pericia histórica asociada a una narrativa de la épica del poder permite superar las manipulaciones identitarias asociadas a los reinados de Carlos V y Felipe II. Para la conquista, la reivindicación de la epopeya española puede dar cabida a la voz fantasmal de un mexica, o exaltar la gesta de Cortés sin incorporar cuestionamientos contemporáneos.

 

Introduction

Vies de monarques : le retour du politique

Le pacte de lecture : Histoire/fiction

Noyau dur et schèmes périphériques

Mettre en récit la conquête en 2019

Le pacte de lecture

Noyau dur et schèmes périphériques

Conclusion

Christine MARGUET

Université de Paris 8, Laboratoire d’Études Romanes

Christine MARGUET, « Charles Quint et Philippe II, conquête du Mexique : le roman historique au-delà de la dichotomie légende noire/légende rose ? », L’Entre-deux, 10 (2) | décembre 2021 | URL : https://www.lentre-deux.com/?b=187 | consulté le 31-03-2023

Corpus de romans historiques

 

CHOUCIÑO, Eugenio, Hombres valientes, dioses crueles. La conquista de México vista por los soldados de Hernán Cortés, Madrid, La esfera de los libros, 2018 (441 p.).

 

CORRAL, José Luis, El tiempo en sus manos. Ambición, sexo, poder: la gran saga sobre la forja de un imperio. (Los Austrias, vol. II), Barcelone, Planeta, Booket, 2019 [2017] (760 p.).

 

OLIVARES, Javier, Felipe. Heredarás el mundo, Barcelone, Penguin Random House, 2018 [2015] (772 p.).

 

SCOTT, Morgan (pseudonyme de Jesús MAESO DE LA TORRE), Los hijos del sol, Barcelone, Penguin Random House, 2019 (650 p.).

 

Bibliographie secondaire

 

AGAMBEN, Giorgio, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot-Rivages poche, 2008.

 

KAGAN, Richard, « ¿Por qué la Leyenda Negra? ¿Por qué ahora? », Cuadernos de Historia Moderna, 43 (1), 2018, p. 279-283.

 

OLIVIERI-GODET, Rita, Écriture et identités dans la nouvelle fiction romanesque, Rennes, PUR, 2010.

 

RINGS, Guido, La conquista desbaratada. Identidad y alteridad en la novela, el cine y el teatro hispánicos contemporáneos, Madrid/Frankfurt, Iberoamericana Editorial Vervuert, Nuevos hispanismos, 2010.

 

TOUTON, Isabelle, « L’identité nationale espagnole au cœur de la reconstruction romanesque du Siècle d’or (1980-2000) », in Rita OLIVIERI-GODET (dir.), Écriture et identités dans la nouvelle fiction romanesque, Rennes, PUR, 2010, p. 171-190.

—, « El Siglo de Oro bajo el prisma de la novela histórica contemporánea: Aprensión e interpretación de una imagen », in Hanno EHRLICHER et Stefan SCHRECKENBERG (dirs.), El Siglo de Oro en la España contemporánea, Madrid/Frankfurt, Iberoamericana Editorial Vervuert, 2011, p. 195-211.

 

VIART, Dominique, « Témoignage et restitution. Traitement de l’Histoire dans la littérature contemporaine », in Gianfranco RUBINO (coord.), Présences du passé dans le roman français contemporain, Rome, Bulzoni, 2007, p. 43-64.